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L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot

2009

Avec : Romy Schneider (Odette-1964), Serge Reggiani (Marcel-1964), Jacques Gamblin (Marcel-2009), Bérénice Bejo (Odette-2009), Max Douy (Décorateur), William Lubtchansky (cameraman), Jean-Louis Ducarme (son), Costa-Gavras, Gilbert Amy, Thi Lan Nguyen (scripte) Joël Stein (effet speciaux), Bernard Stora, Serge Bromberg 1h34.

Tout à commencé par un ascenseur en panne dans lequel, le narrateur, Serge Bromberg fut enfermé avec Inès Clouzot durant une panne de deux heures. Inès la seconde épouse de Henri-Georges Clouzot lui parla alors de L'enfer, le projet auquel son mari tenait le plus et qui n'aboutit jamais. Ne restaient que 185 bobines, 13 heures de rushes jamais montrées, qu'elle confia à Serge Bromberg.

En 1964, Henri Georges Clouzot a retrouvé toute sa viatlité après la dépression consécutive à la mort tragique de sa première épouse, Claire. Il vient d'épouser Inès. Dans l'hôtel de saint Paul de Vence qui est son quartier général, la préparation commence sous les meilleurs auspices. Il pourra bénéficier des plus grands acteurs et techniciens. Il choisit Romy Schneider, 26 ans, et Serge Reggiani, 42 ans, pour être les vedettes de L'enfer. Un film qu'il porte depuis plusieurs années et avec lequel il ambitionne de s'attaquer aux fondements du cinéma.

Costa-Gavras, alors assistant réalisation à la préparation, Catherine Allégret dont c'était le premier rôle, William Lubtchansky, alors assistant opérateur, Bernard Stora, stagiaire réalisation témoignent de la préparation minutieuse des plans, de la volonté de provoquer chez le spectateur le dérèglement visuel et sonore à l'image de celui dont est victime le héros en proie à une jalousie de plus en plus incontrôlable.

En mars 1964, les répétitions commencent dans les studios de Billancourt avec une équipe technique normale mais des contributions artistiques demandées aux tenants de l'art cinétique. Débarquent alors les patrons de la Columbia. Impressionnés par les essais et par la réputation de Clouzot, nominé pour l'Oscar du meilleur film étranger en 1960 pour son film précédent, La vérité, ils lui offrent un budget illimité. Clouzot devient le seul responsable, auteur du scénario, réalisateur et producteur exécutif.

Les essais se multiplient avec de magnifiques images en couleur pour les fantasmes alors que le noir et blanc traduira la réalité. Romy Schneider se laisse couvrir le visage d'huile sur laquelle sont incrustées des paillettes, elle porte un étrange objet qui reflète renvoie et déforme les couleurs.

Les essais son sont retrouvés avec les voix de Reggiani et de Clouzot.

Le tournage est soigneusement préparé dans une suite luxueuse de l'hôtel Georges V et la presse conviée à assister aux préparatifs de ce film qui doit révolutionner le cinéma.

En juillet 1964, commence le tournage sur le lac de Garabit dans le Cantal. Clouzot a choisi ce lac pour le bel hôtel qui le borde et le pont de chemin de fer qui l'enjambe. Mais il sait qu'il n'aura droit qu'à vingt jours de tournage car le lac doit être vidé par EDF pour irriguer la région et aucun raccord ne sera alors plus possible. Il se donne les moyens de tenir son plan de tournage en embauchant trois équipes techniques au grand complet. A leurs têtes, les plus grands chefs opérateurs de l'époque : Andréas Winding, Armand Thirard et Claude Renoir avec pas moins de 150 techniciens qui travaillent sur les décors et le tournage des extérieurs.

L'histoire est simple : Marcel Prieur, un rasoir à la main, devant le corps allongé d'Odette, essaie de se souvenir comment il en est arrivé là. Sa jolie femme, Odette l'a-t-elle odieusement, scandaleusement, trompé ? Et avec qui ? Il tente de se remémorer leur vie à deux.

C'était le début heureux de leur histoire. L'achat d'un modeste hôtel en face du lac de Garabit, la rencontre avec Odette… Mais très vite le souvenir se trouble, la jalousie et les visions se font plus présentes… Dans la tête de Marcel, le bruit lointain du train résonne comme un hurlement de torture. Les visions hallucinatoires prennent le dessus. La folie s'empare du cerveau de Marcel.

Ici, Jacques Gamblin et Bérénice Bejo lisent quelques extraits du scénario en reprenant les rôles respectifs de Serge Reggiani et Romy Schneider.

Mais le tournage ne se passe pas comme prévu. Il y a trop de monde à l'hôtel ; Clouzot les harcèle sans cesse. Le tournage à trois caméras se révèle inefficace. Chaque matin, trois séquences sont prévues pour trois équipes mais, chaque matin Clouzot reste avec la première équipe pour améliorer sans cesse chaque plan.

De plus, Clouzot a prévu d'ambitieux trucages de couleur qu'il ne veut pas réaliser en laboratoire. Pour que le lac bleu apparaisse en rouge, figurant l'afflux de sang qui s'empare du cerveau malade de Marcel, Clouzot utilise un négatif inversé obligeant du même coup les acteurs à se maquiller en bleu pour que leur peau apparaisse rose et à porter une double garde-robe de couleurs complémentaires pour assurer les raccords entre réalité et fantasmes.

Exigeant avec les techniciens qu'il harcèle, Clouzot l'est plus encore avec les acteurs et notamment avec Reggiani qu'il fait courir à n'en plus finir. Après trois semaines de tournage, Serge Reggiani, très prévenu contre Clouzot dès le début, quitte le plateau. Il prétexte une fièvre de Malte, sans doute davantage une dépression ou un excès de colère. Clouzot songe à le faire remplacer par Jean-Louis Trintignant qui reste une semaine mais ne tourne aucune image. Alors que Clouzot s 'obstine à refaire des scènes de cauchemar, il est victime d'un infarctus sur le bateau qui suit Odette et Marylou pour une scène d'amour saphique fantasmée par Marcel. Le film est interrompu, définitivement.

Bernard Stora, rappelant une parole de Romy Schneider, indique que cela ne pouvait finir autrement. Clouzot aurait au moins eut besoin d'un producteur avec qui dialoguer.

Un carton indique que Clouzot parviendra à réaliser un ultime film La prisonnière dans lequel aboutiront ses recherches plastiques.

Avec ce film qu'il portait depuis longtemps Clouzot voulait frapper un grand coup et montrer qu'il était capable d'innovations esthétiques majeures. C'est à cette obsession esthétique que le film de Bromberg rend hommage. Non seulement le film maudit que l'on croyait à jamais disparu se reconstruit presque magiquement sous nos yeux grâce aux éléments rassemblés (films, scripts, photos, témoignages) mais il devient un écrin pour mettre en valeur la seule chose qui intéressait Clouzot : la beauté formelle.

Bromberg et Ruxandra Medrea déroulent l'histoire de cette résurrection comme une exhumation finalement assez facile une fois que Inès a confié les bobines. Ils négligent sciemment de dire que Serge Bromberg était venu exprès et a du, après cela, négocier les droits pendant deux ans. Les 13 heures de rushes tournées étaient bloquées par les assurances qui avaient perdu énormément d'argent dans l'affaire. Ils négligent aussi de nous dire le travail qu'il a été nécessaire de faire pour mettre du son sur quelques séquences mais aussi de les bruiter presque toutes et de leur choisir un accompagnement musical.

Au coeur d'un processus de création sans limite

Serge Bromberg nous fait revivre l'enfer du processus de création d'un auteur qui souhaite prouver toute l'étendue de son art et auquel on offre pour cela toute liberté pour réaliser son film. Mais contrairement à Orson Welles avec Citizen Kane avant lui ou comme Michael Cimino avec La porte du paradis après lui, Clouzot n'aura pas bénéficié d'un producteur avec qui dialoguer. Le parallèle entre le sujet du film de Clouzot et celui de Bromberg est figuré par la séquence où Clouzot erre dans la foule en kaléidoscope à la recherche de son film à faire comme Marcel erre dans cette même foule à la recherche de sa femme.

Comme pour l'école impressionniste des années vingt, l'attention est portée moins au fond qu'à la forme, moins à la valeur de l'intrigue qu'à la façon de dépeindre plastiquement le désarroi des personnages. Le but est de faire exprimer par l'image la psychologie des personnages, d'imbriquer le présent et la passé, le réel et le fantasme et aussi d'utiliser le décor non plus comme une banale toile de fond pittoresque, mais comme un adjuvant de l'intrigue, à la fois réaliste et symbolique.

L'écrin d'un film consacré à la beauté formelle

Toutes les images choisies par Bromberg font preuve d'originalité formelle ne serait-ce qu'au niveau du cadre comme la contre-plongée sur Reggiani devant un viaduc ou l'inquiétante filature avec une focale qui accentue la perspective.

Et puis ce sont les surimpressions, filtres de couleurs, images déformées, images kaléidoscopiques, jeu avec des éclairages sophistiqués sur différentes textures de peau de Romy Schneider parfois couverte de paillettes ou d'une huile qui la rend toute luisante. Les yeux brillants des mille feux reflétant la roue d'un luminophore ou jouant avec un ressort phallique qu'elle fait jouer sur son corps, jamais Romy Schneider ne pourra sans doute apparaître plus loin de son personnage de Sissi.

Pour les interviews, Bromberg utilise un dispositif de studio à plusieurs écrans qui contrebalance par son côté allègre le naufrage que sera le film de Clouzot.

Le scénario est utilisé de façon bien différente que chez Chabrol qui réalisa L'enfer en 1994 à partir d'une première version de celui-ci. Le lien entre les séquences ici est très adroitement confié à deux comédiens. Jacques Gamblin et Bérénice Bejo reprennent les rôles respectifs de Serge Reggiani et Romy Schneider et jouent quelques scènes du scénario original de Clouzot dans un décors dépouillé de tout accessoire devant un fond blanc et noir. Le jeu sobre des comédiens s'insère dans un dispositif théâtral par nature hétérogène aux séquences filmées en studio ou en décor naturel, renforçant par cela l'aspect art total voulu par Clouzot.

Jacques Gamblin et Bérénice Bejo font moins le lien dans une narration qui consisterait à dire Marcel devient de plus en plus jaloux qu'ils insistent davantage encore sur la jalousie, en marquant les principales étapes. Odette s'aperçoit que son mari est jaloux d'abord avec bonheur (elle le prend comme une preuve d'amour) puis avec agacement (le sac en croco, et ne veut pas être suivi) puis avec terreur (le retour de Marcel après le ski nautique). Ils assurent ainsi aussi la part dramatique du film exclusivement centrée sur la jalousie sans faux-fuyants sociaux ou anecdotiques.

Bromberg façonne ainsi un écrin qui fait miroiter le splendide objet qu'est L'enfer tel qu'il a été tourné...peut-être plus beau que s'il avait été terminé et intégré dans une narration classique.

Jean-Luc Lacuve le 16/12/2009

Dossier à consulter sur le site de la BIFI.

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