1980. Dans une luxueuse villa des environs de Palerme, à l'occasion de la sainte Rosalie est célébré un accord de paix la redoutable famille Corleone dirigée par Toto Riina et les autres clans palermitains pressés d'obtenir la paix pour faire circuler l’héroïne sur toute la planète. Tommaso Buscetta n'est qu'un simple soldat dans l'organisation mais respecté pour ses principes et son gout de l'apparat. Il vient de faire un long séjour en prison et, dégouté d'une guerre des clans qu'il sait proche et de fils ainés paumés et même héroïnomane pour l'un a décidé de partir pour le Brésil, d’où est originaire sa troisime épouse, la splendide et aimante Maria Cristina de Almeida Guimarães.
1982, Le séjour brésilien au-dessus de la baie de Rio de Janeiro est idyllique mais lui revient néanmoins les échos de la meurtrière guerre des clans qu'il pressentait. Sa mère le supplie de rentrer en Italie car ses deux fils ont disparu et dizaines de mafieux se sont entretués. Tommaso Buscetta avait vu s'effriter son immunité auprès des cercles politiques brésiliens et il n'est ainsi pas étonné d'être arrêté. Il est torturé sauvagement et voit sa femme menacée d'être larguée d'un hélicoptère. Il comprend alors l'influence du clan mafieux et préfère se suicider plutôt que d'être extradé. Sa tentative échoue.
Début 1983, Tommaso Buscetta est sous haute protection policière pour livrer ce qu'il sait au juge Falcone. Il apprend que ses deux fils ainés sont morts et décide de parler par désir de vengeance mais aussi de briller face au juge Falcone, interrogateur habile, soucieux de mettre en valeur son interlocuteur. S'ouvre alors le maxi-procès avec ses centaines de prévenus en cage qui menacent Buscetta, et interpellent le président ; l'un se déshabille, l'autre fume, un autre encore se coud la bouche. Son ami, Totuccio Contorno, qui témoigne aussi apprend à la cour comment les fils de Buscetta ont été assassinés par Pippo Calo.
Des dizaines de mafieux sont condamnés et Tommaso Buscetta s'en va vivre, caché, aux Etats-Unis. Lla guerre de clans se continue. Le juge Falcone est assassiné et les quartiers populaires de Sicile se réjouissent bruyamment de cette mort.
Tommaso Buscetta revient en Sicile et voit combien les ouvriers palermitains aiment la maffia qui, le croient-ils, leur donne du travail. Riina est arrêté et Buscetta témoigne de nouveau mais sa parole est mise en doute par l'avocat qui l'accuse de vivre aux frais des contribuables. Néanmoins Riina est condamné à perpétuité. Les dirigeants du clan de Corleone dans leur cellule sont forcés de regarder sans fin sur leur télévision le visage de la veuve de l’un des gardes du corps du juge Falcone.
Tommaso Buscetta revient vivre aux Etas Unis, diminué par les épreuves mais veillé par sa femme. Le soir où il va mourir il se souvient du premier meurtre qu'il accomplit pour la maffia; celui d'un homme dont il avait attendu que le fils soit grand et se marie pour l'abattre. Tommaso Buscetta meurt paisiblement comme il le souhaitait
Partant de l'analyse d'une famille dysfonctionnelle avant la libration des mœurs des années 1970 avec Les poings dans les poches (1965), Bellocchio a ensuite souvent abordé des sujets de société : La presse (Viol en première page, 1972), l’armée (La marche triomphale, 1976), la famille (Le saut dans le vide, 1980), l’église (Le sourire de ma mère, 2002), les Brigades rouges (Buongiorno, notte, 2003), le fascisme (Vincere, 2009). Le Traître, film de gangsters, est cette fois centré sur la Mafia et le personnage de Tommaso Buscetta, dont le témoignage permit en 1983 le démantèlement de l’une des principales organisations mafieuses d’Italie et la chute de centaines de mafieux puis en 1984 la condamnation à vie du sanguinaire Toto Riina.
L'insatiable dévoration de la hyène
L’appât du gain, centuplé par l’arrivée massive de l’héroïne à Palerme dans les années 1970, est la cause directe de l’explosion de violence inouïe qui en a résulté. L’argent n'est pas la seule cause déclenchant la guerre des clans. Bellocchio saisit bien davantage l'opposition entre un mode de vie basé sur les valeurs de solidarité dont faisait preuve la maffia au début et une volonté de domination incarné par la hyène qu'est Toto Riina. Le plan sur l'animal en cage alors que le récit lui accorde davantage de place indique bien la volonté naturaliste (au sens deleuzien) de Bellocchio. La hyène Riina abat des gangsters dans une fabrique de miroirs et ces gangsters vont en meute s'indigner du procès qui les juge.
Les plans des cages derrière le tribunal renvoient aussi à celle de l'animal en cage, force obscure, prête à tout dévorer comme l'héroïne laissait hébété le fils ainé sur la plage au début, comme le décompte glacé des morts dont ceux vus à l'écran n'ont force que d'exemple dans un cours inexorable qui leur laisse peu de chances de survie. Terrible aussi la mort du juge Falcone avec les bombes sur l'autoroute et la voiture qui tombe en contrebas. Seules les images documentaires sont à la hauteur de la tragédie. Leur terrible sobriété rendent plus obscènes les manifestations de joie des mafieux.
Se préserver du cercle de la violence
Si Buscetta est un traître, c'est pour construire une autre vision de lui-même que celle fournie par Cosa Nostra dont les valeurs ont dégénérées. Face à la noirceur de Cosa Nostra, Buscetta cherche une alternative plus lumineuse, celle de la fuite dans la baie magnifique de Rio de Janeiro, celle de son costume blanc que les cheveux soigneusement teints en noir rendent plus éclatant, celle moins anecdotique de répondre d'égal à égal avec l'intelligence du juge Falcone.
Il ne s'agit pourtant pas pour Bellocchio d'exalter la lutte de l'ombre et de la lumière comme chez Scorsese, l'expressionniste. Il n'a pas davantage recours aux sous-textes religieux et opératique magnifiés dans la saga des Parrains par Coppola qui travaille la dégradation du temps. Ici, Cosa Nostra est déjà donné comme une force obscure qu'il s'agit d'anéantir avec l'abnégation de la volonté. Celle-ci doit être implacable et Bellocchio s'autorise le châtiment des dirigeants du clan de Corleone dans leur cellule, condamnés à regarder sans fin sur leur télévision le visage de la veuve de l’un des gardes du corps du juge Falcone.
Buscetta échappera au cercle sans fin de cette violence. Au dernier soir, il se libère du fardeau de son premier meurtre qu'il n'avait pu confesser au juge Falcone et atteint une mort lumineuse dans les tons orangés, paisible.
Jean-Luc Lacuve, le 10 novembre 2019.