Analyse de Black swan par Jessy Ducreux

Nina obtient le rôle principal du Lac des cygnes et attise la jalousie des autres candidates. En apprenant sa destitution de danseuse étoile du New-York City Ballet, Beth Mac Intyre plonge dans une profonde déprime. Le chorégraphe, Thomas Leroy , entraine Nina à briser la carapace qu’elle s’est forgée dans le souci de correspondre à la perfection aux canons d’un corps de ballet. La jeune femme continue d’habiter chez sa mère , qui l’encourage avec ténacité à réussir sa carrière en lui imposant des règles drastiques et un mode de vie ascétique. Au fur et à mesure des séances d’entraînement, entre lesquelles Nina n’a pas vraiment de répit, des phénomènes étranges ont lieu et s’entremêlent aux angoisses de Nina des faits de la pression et de la concurrence avec Lilly, la seconde interprète. Plus la représentation approche et plus la personnalité et le corps de Nina se transforment.

Nina représente l’héritage de la danse classique, vouée aux règles de cet art dont l’académisme se vit chez elle de manière symptomatique. L’équilibre qu’elle entretenait dans l’espoir d’obtenir un premier rôle s’étiole, se dissout au moment même où elle est finalement sélectionnée pour l’interprétation d’Odette-Odile.

Du blanc, de la grâce et du lyrisme, elle devra laisser venir à elle le noir, symbole de malice et de perfidie. La lutte ne fait que commencer, perdue entre ces deux figures, à la jonction de l’ancien (la statue et Beth Mac Intyre) et du moderne (Lilly), dès suites d’un ballet, reconnu aujourd’hui comme l’un des premiers drames dansés. Marius Petipa et Léon Ivanov ont livré à l’histoire du XXe siècle, un chef d’oeuvre : Le lac des cygnes, maintes fois représenté.

 

Matière sensible, matière de corps, matière d’image

La ballerine sylphide de type apollinien, digne d’une maîtrise technique éblouissante, doit alors reconnaître en elle son contraire de type dionysiaque. Elle est comme appelée à transgresser les signes de sa perfection pour en modifier la substance, ceux-ci sont transcrits à travers sa raideur et sa frigidité, tandis qu’Aronofsky les met face à une matière sensible, mais non moins problématique, qui par opposition apparaît relaxée et lubrique. Nina est ainsi une héroïne tragique, transcendée par une sombre puissance aux divines origines, sortie des légendes d’un autre temps. C’est une force bestiale qui l’assaille - propice à dialectiser le rapport du soma et de la psyché, par le transfuge d’une métamorphose développée au fil des séquences. Mifemme, place à sa vulnérabilité. Mi- déesse, place à son apothéose.

Ces qualités antinomiques structurent l’ensemble du film, en l’état d’une conscience déchirée, l’environnement de Nina ne cesse de s’y mêler, voire de s’y fondre. Le chorégraphe Thomas Leroy est un support d’intensification du contraste en cours. La mère de Nina abuse de son emprise maternelle en transposant ses rêves irréalisés sur la carrière de sa fille. La connotation oedipienne est équivoque, elles vivent ensemble et leur appartement à des airs de gynécée en l’absence du père. Le narcissisme de la mère est un obstacle au développement personnel de la fille, dont la chambre est à l’égal de la boîte musicale idolâtrée. Dans cet univers de fabulation, le corps de la femme est asexué. Afin d’en obtenir la subversion, Aronofsky met le désir en scène, l’ivresse et la décadence, notamment soutenu par Lilly, la deuxième interprète, qui heurte les fondements du classicisme de Nina ; ce déclin est incarnée par Beth Mac Intyre, déchue de son piédestal. La réunion de ces personnages alimente la psychose de Nina, la situant toujours plus au centre.

Chacun excède sa transmutation et joue la ritournelle de ses démons dans une ardeur paroxystique. Tour à tour, elle paraît de plus en plus ensorcelée, ce faisant l’objet d’un projet métaphysique. D’où ressort un effet de danse continue, propre à l’incandescence d’une séduction maléfique, qui est en premier lieu le fruit d’une compétition sans pitié, d’un acharnement d’une danseuse contre une autre en faveur d’un rôle particulièrement prisé.

En second lieu, le mobilisme constant que nous ressentons avec Black Swan procède du déplacement de l’articulation de la danse et du cinéma, non plus pensée selon les règles du musical, mais selon celles du thriller psychologique. Aronofsky puise dans l’art de la danse des états de corps qui lui permettent d’approfondir l’un de ses thèmes favoris, soit l’obsession. Elle est chez Nina entièrement dévolue à sa réussite et à sa consécration au sein du New York City Ballet. En outre, la force qui s’empare d’elle, peut sous certains aspects s’associer à la vision de l’espace dynamique de Rudolf Laban. La quête d’une unité corporelle envahit plusieurs temps (le lent, l’accéléré, le sommeil, le rêve, l’entre-deux, l’enfance, le mythe, le présent, la passé, etc.) et plusieurs espaces (le corps, la chambre, la scène, l’intérieur, l’extérieur, l’entour, la conscience, l’inconscience, etc.), de sorte que tout l’être de Nina exprime une étrange volonté intérieure, qu’elle ne parvient pas à maîtriser, plus celle-ci est vive et plus la nécessité de coordonner son expression corporelle en fonction est tangible. Atteindre l’harmonie est un défi que lui lance le chorégraphe Thomas Leroy et Le lac des cygnes en est l’allégorie. Aronofsky fait du bouleversement des codes de la danse, un matériau filmique. Ses choix de réalisation attestent que l’immobilité est un leurre de notre esprit, car rien ne cesse de bouger, d’agir et d’être agi. En dépit de l’écran sensé amoindrir les atouts du spectacle vivant, la complexité du mouvement est palpable (par les voies d’un sixième sens).

Black Swan est dans la continuité de The Wrestler, des coulisses et du spectacle du catch, Aronofsky focalise une seconde fois sur les arts de la scène. Les contradictions psychiques et physiques apparentes informent des travers de la gloire dans sa fantasmagorie. Le cinéaste ne rate pas d’associer le statut de l’image à celui du corps, sa manière de filmer augmente leur réciprocité; ce qui devient progressivement la marque de son style.

Jessy Ducreux le 16/02/2011

 

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Avec : Natalie Portman (Nina Sayers), Vincent Cassel (Thomas Leroy), Mila Kunis (Lilly), Barbara Hershey (Erica Sayers), Winona Ryder (Beth MacIntyre), Sebastian Stan (Andrew), Toby Hemingway (Tom). 1h43