Un appartement avec une penderie à droite, cachée par un rideau bleu ; le salon sur la gauche et, un peu plus loin dans le couloir, la cuisine sur la droite, puis la salle de bain et, au fond, la chambre de Jeanne. Parquets dans la chambre et le salon, meubles en bois, tapisserie grise et verdâtre en losange, linot dans la cuisine.
Jeanne met le feu sous les pommes de terre. Elle accueille un homme ; le reconduit à la porte. Il lui donne de l'argent. Elle le met dans la soupière du salon. Elle éteint le feu sous les pommes de terre. Son fils rentre de l'école. Ils mangent ensemble. Il lui fait réciter un poème de Baudelaire. Elle lit la lettre de sa sœur Fernande, partie au Canada. On y apprend que Jeanne est veuve depuis six ans et qu'elle élève seule son fils. Elle tricote un pull pendant qu'il termine ses devoirs. Ils sortent pour une brève promenade. De retour, ils transforment le canapé du salon en lit pour Sylvain. Celui-ci l'interroge sur sa rencontre avec son père. Jeanne dit s'être mariée au lendemain de la libération pour échapper aux tantes qui l'élevaient. Comme elles lui déconseillaient ce mari assez laid qu'elles avaient vanté lorsqu'il était un peu riche, elle s'est mariée, par bravade, sans amour lorsqu'il fut sans le sous. Elle avouera à son fils incrédule qu'elle faisait l'amour avec son mari sans l'aimer vraiment.
Fin du premier jour
Jeanne se lève, allumage du poêle dans le salon ; cirage des chaussures, réveil du fils. Petit déjeuner, départ pour l'école, vaisselle, lit transformé en canapé, essuyage de la vaisselle. Elle va à la poste déposer l'argent de la soupière puis chez le cordonnier. Elle rencontre une voisine dont elle décline l'invitation. Elle prépare une escalope panée. On sonne. Elle prend un bébé dans un couffin qu'elle dépose dans le salon pendant qu'elle mange. Elle discute ensuite avec la voisine, venue reprendre le bébé. C'est une jeune mère avec deux enfants, un peu rêveuse, qui lui dépose le bébé le temps des courses. Elle ne sait pas quoi faire à manger. Le mercredi c'est du veau pané avec des petits pois et des carottes lui répond Jeanne. Jeanne se maquille. Elle fait les courses au supermarché. De retour, elle allume le feu sous les pommes de terre. On sonne, elle couche avec un client. Elle nettoie la salle de bain. Ne semble pas savoir que faire de la casserole de pommes de terre. Décoiffée, elle épluche trop lentement, soupire, repasse au couteau là où elle a déjà épluché ; elle a laissé trop cuire les pommes de terre ; le repas avec Sylvain a lieu plus tard que d'habitude. Ensuite elle n'arrive pas à écrire la lettre pour sa sœur ni à tricoter. Sortent faire leur habituel tour du pâté de maisons. Le soir les explications de Sylvain sur la pénétration une épée, un feu et raconte le traumatisme que cela avait été à dix ans pour lui de voir s'enfoncer son père dans sa mère et comment il avait pris la mort de son père pour un châtiment de dieu alors qu'aujourd'hui il ne croit plus même en Dieu.
Fin du deuxième jour.
Rituel du lever, allumage du poêle dans le salon ; cirage des chaussures, réveil du fils, petit déjeuner, départ pour l'école, vaisselle, lit transformé en canapé, essuyage de la vaisselle. Mais le réveil a dû sonner une heure plus tôt. Les courses matinales se heurtent à la porte close de La poste. Les enfants dans la rue partent pour l'école, les grilles ne sont pas levées. De retour, pétrissage de la chaire à saucisse. Pour midi, Jeanne refait du café. Aujourd'hui, l'enfant de la voisine crie dans le salon. Elle passe son après-midi à chercher un bouton perdu sur la veste de son fils. En rentrant, elle trouve le paquet promis par sa sœur. Elle l'ouvre, coupant les ficelles aux ciseaux. C'est une chemise de nuit. Elle semble éprouver du plaisir avec le client tout en le repoussant. Elle se rhabille, aperçoit le ciseau, tue le client. Du sang sur les mains et la chemise, elle attend.
Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Titre en forme d'adresse postale pour trois jours de la vie d'une ménagère belge, prostituée d'occasion.
Chantal Akerman avait vu aux Etats-Unis les tenants de l'avant-garde, les expériences limites de Warhol (Sleep, 1963) ou de Michael Snow (La région centrale, 1971) qui avaient découvert de nouveaux champs du filmable. Influencée par eux, elle filme aussi ce que personne avant elle ne pensait digne d'intérêt : un repas de soupe et pommes de terre, préparer une escalope panée ou éplucher des pommes de terre, autant d'activités filmées en temps réel.
Jean-Marc Lalanne rappelle qu'elle allait pourtant plus loin et ouvrait là une voie inédite au cinéma : filmer le quotidien, ses rites rassurants, sa routine aliénante et en faire une bombe à retardement lorsque l'on dérègle les procédures.
Il rappelle que Gus van Sant a découvert le film durant ses études d'art plastiques, peu de temps après sa sortie et le tient comme une des scènes originelles de son cinéma.
"Quand j'étais enfant, j'ai observé ma mère très longuement dans sa cuisine et voilà qu'une cinéaste vous communiquait quelque chose à travers cette expérience, vous montrait directement une expérience, une expérience banale qui vous laisse sans voix."
Et Jean-Marc Lalanne de continuer : "de fait Elephant peut être envisagé comme un remake indirect et transposé de Jeanne Dealman. On y retrouve cette répétition des mêmes gestes jusqu'à ce qu'une giclée de violence vienne en perturber l'ordonnance, cet usage de la caméra comme un il mécanisé qui perd parfois les personnages et même La lettre à Elise que Jeanne écoute à la radio le second soir et que joue au piano le jeune tueur de Elephant."
Il y a bien chez ces deux auteurs la constitution d'une image cristal, la volonté de faire tenir dans un ensemble restreint de lieux et de jours le banal et l'extraordinaire, la quotidienneté et la monstruosité.
Les deux premiers jours, les gestes sont précis, réglés, millimétrés. La succession des plans fixes, les entrées et sorties de champs du personnage font du film une sorte de balai domestique. La soupière sur la table, les casseroles ou la bouilloire dans la cuisine, filmées avant et après la présence de Jeanne, y sont magnifiées comme de somptueuses natures mortes. L'aliénation de Jeanne à son quotidien repose sur cette mécanique de précision, lorsqu'elle s'active entre des objets et des tâches qu'elle maîtrise.
Les confidences du fils ouvrent cependant la porte sur le vide affectif de Jeanne. Elle nie le plaisir sexuel et a renoncé à se remarier. Ses sorties au dehors ne semblent pas excéder le périmètre des courses le jour et le tour du pâté de maison le soir.
Lors de la passe avec le deuxième client, probablement, le réveil s'arrête. Jeanne est en retard, les pommes de terre sont trop cuites. Elle n'a pas le temps de se coiffer. Le soir, elle n'arrive à rien. Ce dérèglement augmente le lendemain. Cette fois, le réveil est en avance. La brosse à chaussure tombe des mains de Jeanne puis la petite cuillère lui échappe. Une attente inhabituelle devant la poste ou le marchand qui n'ouvre pas sa grille lui font découvrir une béance insoupçonnée.
Comme épuisée, Jeanne s'arrête entre les tâches ménagères. Elle soupire. La troisième passe avec le client révèle que Jeanne éprouve un plaisir qu'elle n'assume pas. Déréglée, perdue pour perdue, sous le coup d'une impulsion, elle assassine son client. Longuement (le dernier plan dure 5 minutes 30), mécanique cassée, elle attend.
Jean-Luc Lacuve, le 03/05/2007
Sources : Jean-Marc Lalanne, les inrockuptibles, 17 avril 2007
Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, est-il le meilleur film de tous les temps ?
Sight and Sound, la revue du British Film Institute, publie tous les dix ans, depuis 1952, la liste des meilleurs films de tous les temps, recueillie auprès d'un panel de critiques majoritairement anglo-saxons mais comprenant aussi quelques européens, asiatiques et latino américains. En 2002, 145 critiques avaient donné la liste de leurs 10 meilleurs films. En 2012, 846 critiques, programmateurs, universitaires et distributeurs avaient été interrogés.
En 2022, le nombre de participants au vote a presque doublé pour atteindre 1 639. Coup de tonnerre : Chantal Akerman devient la première femme réalisatrice à remporter le scrutin avec Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Elle détrône ainsi les Vertigo, Citizen Kane et Voyage à Tokyo, systématiquement en tête du palmarès depuis 1992.
On se réjouit ainsi de voir reconnu comme chef-d'oeuvre ce film au dispositif rigoureux faisant éprouver l'aliénation subie par une femme avant qu'elle n'explose. On ne peut s'empêcher pourtant de voir dans ce passage de la 35e place en 2012 à la 1ère en 2022, un simple phénomène de paresse intellectuelle de la part de nombreux participants au vote, paresse amplifiée par la méthode de classement.
En effet, comme il est absurde de ne pas proposer dans sa liste de dix films au moins une cinéaste, sans doute chacun des votants a-t-il regardé le film le mieux classé en 2012 d'une cinéaste et l'a mis dans ses dix films. Du coup, Jeanne Dielman a dû remporter pas loin de 1500 points et s'établir ainsi largement en tête. Preuve de cette même paresse, le passage du Beau Travail de Claire Denis (deuxième femme en 2012 pour ce même film) de la 78e à la 7e place. Ce bond résulte de la même prise de conscience de la nécessité de réévaluer les réalisatrices mais appliqué à un film qui peut difficilement être considéré comme le meilleur de la réalisatrice. On lui préférera volontiers Trouble every day ou 35 rhums.
On peut espérer qu'en 2032, lors du prochain classement, les votants fassent davantage attention aux films. Le regain d'intérêt pour Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles devrait lui permettre de rester dans le Top 10 mais cette fois pour une bonne raison : parce que c'est un grand film.
Jean-Luc Lacuve, le 10 décembre 2022.