Texte de Pierre-Olivier Douphis :
"C'est en 1801, à 21 ans, que Jean-Auguste-Dominique Ingres gagne le Grand prix de Rome. Mais à cause du mauvais état des finances de lEtat, il ne peut se rendre dans la Ville éternelle que six ans plus tard. A la fin de la première année de son séjour romain, il envoie à Paris La Baigneuse dite La Baigneuse de Valpinçon, du nom dun ancien possesseur .
Les pensionnaires de lAcadémie de France,
pour quatre ans à Rome, sont obligés denvoyer régulièrement
une uvre à Paris pour que lAcadémie juge des
progrès, tant techniques que thématiques, faits au contact
des uvres immortelles de lAntiquité et de la Renaissance,
en ayant bien soin déviter celles du Moyen-Age.
Dès ce premier envoi, Ingres fait preuve dune certaine liberté de ton. Il abandonne pour un temps les thèmes majestueux issus de la mythologie tel le tableau qui lui a permis de gagner le Grand Prix : Achille recevant les Ambassadeurs dAgamemnon, pour montrer un simple nu féminin dans lintérieur suave dun bain.
Il est bien ici question de sensualité. Même si le modèle a prudemment tourné le dos au spectateur, tout semble pourtant inviter celui-ci à s'approcher : avant tout, le grand rideau vert sur la gauche, qui paraît venir de dévoiler le corps dans sa plus stricte intimité ; mais aussi la pose nonchalante du modèle qui semble perdu dans ses pensées profondes (une introversion que l'on se plaît à croire due aux vapeurs moelleuses du bain) et surtout la chair dorée et satinée offerte au regard qui se réjouit de glisser sur cette nuque et cette épaule chaudes, puis entre les deux omoplates jusqu'au bassin potelé et le long de la jambe vers le doux petit pied auprès duquel on découvre la mule rouge. Et ensuite remonter par le même sillon pour pouvoir descendre cette fois-ci le long de ce merveilleux bras jusqu'à la main, dont on n'aperçoit que le petit doigt, négligemment posée sur le divan, lui-même incitation à la paresse la plus exquise.
On pourra sétonner quIngres choisisse ce thème pour son premier envoi. En effet, il ne fait aucune références (ou très peu) à lAntique, époque bénite entre toutes, au cours de laquelle le nu majestueux pouvait se montrer sans sous-entendu grivoix. Avec cette Baigneuse, il apparaît tout dabord que lartiste tente de défier les juges de lAcadémie et surtout son maître, le grand David. Celui-ci règne alors incontestablement sur les arts français. Durant la Révolution il a repris en main le monde de lart après les "égarements" sensuels de la peinture au XVIIIe siècle, signes dune société, la noblesse de lAncien Régime, en pleine décadence. Le jeune Ingres, en qui de nombreux espoirs sont misés (on est pas impunément premier Grand Prix de Rome), oserait-il renier lenseignement de son maître et choisir de verser dans cette peinture honnie ?
Ce nest bien sûr pas exactement le cas.
Il est vrai quIngres cherche déjà à se détacher
de la peinture sévère de David, pour trouver sa propre
voie. Mais, d'une part, la sensualité dont il fait ici preuve,
n'a rien à voir avec celle des peintres du siècle précédent.
Dans ce tableau, il s'agit de ce que j'aurais envie d'appeler une sensualité
plus réservée, retenue. Le peintre ne fait pas dans le
délire de la chair rosée et sucrée dont le seul
but est l'excitation des sens. La peau n'est pas un sucre d'orge sans
pour autant être de la porcelaine de Sèvres. elle apparaît
comme réelle, douce, réagissant avec complaisance aux
caresses de la lumière. Une peau qui ne propose pas plus qu'elle
ne saurait offrir.
D'autre part, il faut se remémorer la situation de la France dans les premières années du XIXe siècle. Si, en effet, de part sa position officielle, David est toujours le gardien du bon goût, la période dun art révolutionnaire et rigide est de toute évidence terminée. Dans ces années dEmpire, la nouvelle haute société recherche dautres uvres que les grandes machines néo-classiques. Après les terreurs de la Révolution, on désire quelque chose de plus délicat, des tableaux qui disent un renouveau des joies de vivre, desquelles s'exprime un certain érotisme (un mouvement auquel David lui-même nest pas complètement étranger, dailleurs). Dans ce cas, Ingres peut envoyer sa Baigneuse à Paris, il sait quil touchera une corde sensible.
Par ailleurs, cette Baigneuse est-elle si étrangère
que cela à la thématique antique ? Quest-ce qui
nous fait croire que cette jeune femme est une contemporaine ? Il ny
a aucun détail qui nous permettent de lavancer avec certitude.
Grâce à un décor réduit au minimum, lartiste
fait disparaître toutes notions du temps. Les détails vraiment
reconnaissables (les broderies, la petite mule rouge, le jet deau
à tête de lion) ne nous permettent pas dassurer une
datation. La jeune femme peut alors tout aussi bien être une femme
du premier Empire français ou une de ces riches patriciennes
de lempire romain. De plus, la mode parisienne du début
du siècle s'inspire largement des formes antiques et notamment
de celles que l'on découvre régulièrement dans
les excavations de Pompéi et dHerculanum. Ceci permet encore
plus lamalgame des époques. La Baigneuse fait ainsi le
pont entre deux empires, dont lun est le reflet de lautre.
Elle met les deux périodes au même niveau. Elle saura flatter
les juges de lAcadémie.
Plus encore, avec ce tableau, Ingres sessaie dans un style, lOrientalisme, qui fait à cette époque, après lexpédition dEgypte, de plus en plus démules. En effet, grâce au même minimalisme dans le décor, lartiste fait disparaître toute notion despace. Ainsi, on pourrait voir dans cette uvre lintérieur dune villa parisienne du début du XIXe siècle ou romaine du Ier siècle de notre ère ou encore athénienne du VIe siècle av. J.C., mais ce pourrait tout aussi bien être un intérieur intemporel de cet Orient que lon découvre et qui fait rêver.
La baigneuse de Valpinçon (1808)
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La
petite baigneuse (1828)
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Le bain turc (1962)
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Dailleurs, Ingres donne plus tard une réinterprétation de la Baigneuse dans une toile intitulée La Petite baigneuse, Intérieur dHarem, en 1828, cest-à-dire lorsque lOrientalisme est pleinement accepté. Mais, cette version perd en intimité ce quelle gagne en description. Déjà, la peau du modèle de dos a perdu de sa chaleur, elle se rapproche maintenant plus de ce teint de porcelaine qui la fait ressembler à un bibelot charmant plutôt qu'à un être sexuellement désirable. Ensuite, il est évident que le spectateur (que lon imagine avant tout masculin) se voit rejeté hors de la scène. La baigneuse sest éloignée de lui en se rapprochant de ses compagnes. Elle est maintenant dans ce monde purement féminin et le spectateur est réduit à désirer inutilement ce corps qui ne soffre plus.
Cest peut-être à la même période quIngres commence son fameux Bain turc, quil ne finit quen 1862 et dans lequel notre baigneuse se trouve toujours au premier plan. Là encore, lenvironnement de toutes ces autres femmes ne permet pas de désirer le beau corps quun malicieux rayon de lumière modèle doucement. Dans cette toile, Ingres joue sur la saturation : il nest pas possible de convoiter toutes ces femmes, si bien que, puisquon ne peut les avoir toutes, on en a aucune. Le harem, qui fait tant rêver les hommes du XIXe siècle, leur fait voir tout ce quils ne pourront jamais obtenir et jamais honorer. Sil soffre à la vue, il est pourtant totalement inaccessible.
Tout ceci est par contre totalement absent de la Baigneuse de Valpinçon. Dans celle-ci, on sent tous les désirs et la fougue de la jeunesse, assoiffée de découvertes dans un pays qui fait rêver : le modèle est peut-être une putain dun bordel romain, comme une prude paysanne du Latium qui a accepté de poser et peut-être plus Mais ce peut être aussi une image de lItalie elle-même, toujours jeune car éternelle, à qui le jeune Ingres demande de s'offrir sans prudence à ses assauts impétueux."
Texte de Pierre-Olivier Douphis.