La dérision de Noé s'inscrit dans la série des mythologies de Bellini : Le festin des Dieux, La femme à sa toilette et Bacchus enfant. Elle traite de l'invitation de Cham à voir la nudité du père et du respectueux refus de ses deux frères.
En plaçant Cham entre ses deux frères, Bellini illustre à la lettre le texte que saint Augustin consacre à la dérision de Noé dans La citée de Dieu. A deux reprises, saint Augustin revient sur le fait que Cham est "placé entre ses deux frères dont il se sépare pour ainsi dire tout en restant entre eux", qu'"il est leur mauvais frère demeurant entre eux". Saint Augustin évoque en fait l'ordre dans lequel le texte de la Genèse nome les trois fils de Noé au début de l'épisode. La question avait déjà été traitée par saint Ambroise dans son De Noe et Arca qui justifiait cette insertion du "mauvais fils" entre ses deux frères en distinguant le "bon" Sem, le "mauvais" Cham et "l'indifférent" Japhet. Cham se trouvant entre les deux pour signifier que le mal doit être contenu, enfermé et comme étouffé.
Chez Bellini, Cham a les mains posées sur ses frères (l'épaule de Sem et les mains de Japhet), Cham assure la liaison physique et visuelle qui regroupe les trois figures en une seule unité. Mais son regard interrompt cette continuité : aux deux extrémités du groupe, Sem et Japhet regardent dans la même direction, loin du père, vers notre droite, parallèlement presque au plan de l'image. Entre eux, à l'aplomb du sexe paternel, Cham le fixe ostensiblement. Par son geste, Cham est placé décidément entre ses frères ; par son regard il s'en sépare. Cette invention bellinienne est particulièrement bien adaptée au thème du tableau : l'histoire même de la dérision de Noé est celle d'une transgression du regard.
En ne nous montrant pas le sexe de Noé, l'image ne nous contraint pas à partager le regard coupable de Cham, alors même que nous en sommes au plus près.