Le mouvement dada, ou dadaïsme, est un mouvement intellectuel, littéraire et artistique, très actif et international de 1916 à 1924, qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale transforme la capitale de la Suisse alémanique qu'est Zurich, en berceau d'un mouvement artistique inédit dont le « nom écrin », dada, fut trouvé dans des circonstances légendaires et controversées en février 1916
Dada est l'anthithèse du fascisme montant et de son retour à l'ordre. Il remet tout en jeu et revendique "la liberté totale de l’art". L'évènement dada est une gifle au goût du public. Il exige la fin du rapport passif du spectateur ; la vie revient au centre du lieu. Hugo Ball se déguise ainsi pour la soirée d'avril 1917 au Cabaret Voltaire et met fin à la distinction salle scène ; ne plus croire au langage, à ce qui est dit mais valoriser le son, ce qui vient des organes et qui fait du bruit.
En février 1915, à Berlin, Hugo Ball et Richard Huelsenbeck publient le Manifeste littéraire sous forme de tract. Ils se déclarent "négativistes" et affirment : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires. Nous voulons supprimer le désir pour toute forme de beauté, de culture, de poésie, pour tout raffinement intellectuel, toute forme de goût, socialisme, altruisme et synonymisme. »
Février 1916 : Le cabaret Voltaire de Zurich et l'invention de Dada
Zurich accueille bientôt plusieurs artistes qui fuient les horreurs de la guerre. Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Tristan Tzara, Hans Arp, Sophie Taeuber, Marcel Janco ont en commun un dégoût pour ce rôle de complices de la bourgeoisie destructrice dévolu aux artistes. Tous décident de faire sauter les frontières, celles qui enferment l’art dans une série de définitions, celles qui enferment l’homme dans les rouages aliénants de la machine à produire : des morts, des œuvres, de la poudre à canon. Début 1916, Hugo Ball, écrivain, traducteur de littérature française (Henri Barbusse, Léon Bloy, Arthur Rimbaud) et dramaturge allemand, exilé depuis 1915, et sa compagne, Emmy Hennings, poète et danseuse, fondent le Cabaret Voltaire et en annoncent l'ouverture, dans la presse zurichoise, pour le 2 février. Ils invitent les « jeunes artistes et écrivains dans le but de créer un centre de divertissement artistique, […] à [les] rejoindre avec des suggestions et des propositions ».
Il persuade Ephraïm Jan de lui louer une pièce dans l'Auberge de la Meieri, au 1 de la Spiegelstrasse, située dans le quartier mal famé de Zurich. Hugo Ball a l'idée de mêler la tradition des cabarets parisiens de la fin du xixe siècle avec l'esprit du cabaret berlinois d'avant-guerre, sous la figure emblématique de Voltaire dont il admire l'opposition à la religion.
Ball voulait offrir un lieu de rencontre et d'exposition aux artistes et aux intellectuels. Quelques jours auparavant, Marcel Janco, à la recherche d'un travail, passe devant l'auberge. Il entend de la musique sortir d'une boîte de nuit et « découvre un personnage “gothique” jouant du piano ». C'était Hugo Ball. Quand ce dernier apprend que Janco est peintre, il lui offre les murs du cabaret pour exposer.
Janco revient au cabaret accompagné de ses amis, Hans Arp, Sophie Taeuber et Tristan Tzara. L'inauguration a lieu le 5 février, la salle est comble. Ball joue du piano, sa femme Emmy chante en français et en danois, Tristan Tzara récite ses poèmes en roumain. Le décor est signé Janco et Arp. Bientôt, les représentations intègrent des lectures simultanées, accompagnées de bruitisme. Une revue est créée Cabaret Voltaire, avec textes et dessins.
Le mot « dada » est trouvé quelques jours après. Selon Henri Béhar, « pour tout le monde, désormais, dada est né à Zurich le 8 février 1916, son nom ayant été trouvé à l'aide d'un coupe-papier glissé au hasard entre les pages d'un dictionnaire Larousse. Gardons-nous de ne pas croire aux légendes » ! Dans une lettre de janvier 1921 adressée à des artistes new-yorkais, Tzara explique les circonstances de l'invention du nom dont il se garde de revendiquer la paternité : « […] j'étais avec des amis, je cherchais dans un dictionnaire un mot approprié aux sonorités de toutes les langues, il faisait presque nuit lorsqu'une main verte déposa sa laideur sur la page du Larousse — en indiquant d'une manière précise dada — mon choix fut fait. » Au cours d'un entretien accordé à Arts magazine (New York, décembre 1982), Marcel Janco reconnaît qu'il n'était pas présent à ce moment-là : « Un après-midi, dans un café où nous nous retrouvions, j’ai appris que Tzara avait trouvé un nom pour le groupe, que tout le monde avait accepté. Ils cherchaient un nom parce que le mouvement était devenu très important. Tzara avait trouvé le mot dans le Larousse. » En 1921, l'apparente précision du témoignage de Hans Arp paraît disqualifiée par la description ironique des circonstances : « Tzara a trouvé le mot dada le 8 février 1916 à 6 heures du soir ; j’étais présent avec mes 12 enfants lorsque Tzara a prononcé pour la première fois ce nom qui a déchaîné en nous un enthousiasme légitime. Cela se passait au Café de la Terrasse à Zurich et je portais une brioche dans la narine gauche. » « Dada » apparaît pour la première fois dans l'unique numéro de la revue Cabaret Voltaire, publiée en mai 1916.
Au bout de six mois, en juillet 1916, les protagonistes du Cabaret Voltaire veulent créer une revue et une galerie. Mais Hugo Ball s'oppose à l'idée de faire de dada un mouvement artistique. Dans son manifeste, écrit à ce moment-là, il donne la primauté au mot, et hésite à parler d'art : « Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre. » Les dadaïstes créent tout de même une maison d'édition et une galerie.
Le mouvement dérive des spectacles spontanés des cabarets à la programmation d'événements. Il converge vers la danse, probablement grâce à Sophie Taeuber. Celle-ci réalise des costumes inspirés des poupées Kachina des Indiens Hopi d'Arizona avec leurs figures géométriques et leurs forces provenant des disparus.
Tzara, Huelsenbeck et Janco créent le poème simultané, phonique L’amiral cherche une maison à louer, au cabaret Voltaire de Zurich. Hugo Ball profère Karawane, poème incantatoire fiasant la part belle au primitivisme, au hasard, à l'aléatoire et la spontanéité.
La galerie dada, ouverte en janvier 1917, se révèle un succès, mais elle ne dure que quelques semaines. Hugo Ball, finalement, voyait dans cette galerie un effort pédagogique pour réviser les traditions littéraires et artistiques. Durant cette expérience, Huelsenbeck quitte le mouvement zurichois, l'assimilant à un petit commerce artistique, pour aller relancer dada à Berlin.
1918 : Dada à Berlin, Hanovre Paris, New York
À Berlin, Huelsenbeck passe quelque temps à étudier et réfléchir. Le mouvement est effectivement relancé à partir de quelques soirées au Café des Westens, en février 1918, par des artistes tels que Huelsenbeck et Grosz. Leur posture est de se battre contre l'expressionnisme, de se présenter comme adversaires de l'art abstrait, d'aborder des sujets politiques comme la guerre (une nouveauté par rapport à l'époque zurichoise), et d'intégrer le scandale maximum dans leur démarche. Dada prend un tour nettement offensif. Le public afflue à Berlin pour voir le phénomène et des soirées dada s'organisent dans toute la ville. Les dadaïstes berlinois effectuent même une tournée en Tchécoslovaquie. Un peu avant la fin de la guerre, des mouvements dadas sont créés dans les grandes villes allemandes : Berlin, Hanovre et Cologne.
Les différents Manifestes parviennent à Paris, malgré la censure et le « bourrage de crâne » contre tout « germanisme ». Courant 1917 et 1918, le mouvement s'internationalise. La revue DADA paraît en juillet 1917 et durera 3 ans, portée par Tristan Tzara qui explore les possibilités typographiques non conventionnelles. À Zurich, l'improvisation des débuts est remplacée par une programmation plus institutionnalisée. De nouvelles personnalités, comme Walter Serner, émergent, et une visite au Cabaret Voltaire reste un passage obligé pour tous ceux qui veulent participer à dada. Ainsi Francis Picabia s'y présente, publie un numéro spécial de sa revue 391 (dont le nom est inspiré de la revue 291 d'Alfred Stieglitz) sur Zurich, tout en réalisant, à New York, avec Marcel Duchamp et d'autres, des événements dada, comme le salon des artistes indépendants, où est présentée (mais refusée) la Fontaine de Marcel Duchamp. C'est dans le numéro de mars 1920 de 391 qu'est publié le célèbre ready-made de Duchamp, LHCOOQ, un portrait de La Joconde avec moustache et barbe, se moquant ainsi du côté trop précieux de l'art. Avec Arthur Cravan, dada investit aussi le domaine du sport avec, à Madrid, un combat mémorable, dès avril 1916, pour le titre de champion du monde de boxe.
Après quatre années passées à Zurich, Tristan Tzara décide de rejoindre Paris en 1919, pour donner à l'anarchie dada un nouvel élan. Dès 1918, il avait commencé à collaborer à une des revues dadas parisiennes, Littérature, ce qui l'avait rapproché des principaux artistes parisiens. Des ramifications du mouvement se retrouvent en Allemagne, à Cologne avec Jean Arp, Johannes Baargeld et Max Ernst, à Berlin où était revenu Richard Huelsenbeck, et à Hanovre avec Kurt Schwitters qui créait des collages à partir de déchets trouvés dans la rue. Au moins deux œuvres, qualifiées a posteriori de prédadaïstes, avaient déjà sensibilisé publics et artistes parisiens à la manière dada : Ubu roi et le ballet Parade. Ces œuvres donnèrent des héros aux artistes : Alfred Jarry, l'auteur du premier, et Erik Satie, compositeur du second. Elles suscitèrent auprès du public une sorte d'attente de la provocation, si porteuse pour le mouvement dada.
Dans l'après-guerre, les premières galeries dada, avec les premiers journaux et manifestes de ce mouvement apparaissent en France, en Allemagne et aux États-Unis. Contemporain du cercle de Zürich, un groupe d'amis s'est formé à New York, autour de Marcel Duchamp, Francis Picabia, Man Ray, etc., qui partage l'ambition de libérer la peinture à venir de la tyrannie de la signature de l'artiste et de « lui opposer une conception de l'Art d’où, comme avec les “objets trouvés” de Duchamp, la griffe de l'artiste est évacuée16. » À Cologne, Hans Arp et Max Ernst organisent les premiers rassemblements dadaïstes.
À Berlin, Richard Huelsenbeck qui, en 1917, avait colporté le terme « dada » de Zürich à Berlin, et Raoul Hausmann fondent en janvier 1918 le Club Dada, groupuscule informel dépourvu de règlement, de lieu de réunion, de statuts ou même de programme. Ses membres sont les artistes George Grosz, Hannah Höch et John Heartfield, rejoints de temps en temps par Franz Jung, Walter Mehring ou Erwin Piscator. Après quelques tournées dada à Dresde, Leipzig, Prague, Karlsbad, Hambourg et Teplitz-Schönau au printemps 1920, George Grosz, Raoul Hausmann (alias « Dadasophe ») et John Heartfield (alias « Monteurdada ») organisent la Première foire internationale Dada, première expression publique du dada berlinois; mais cette manifestation se termine par un procès qui disperse les participants
À Paris, bien que les premiers contacts avec les artistes locaux suscitent un enthousiasme mutuel, de nombreuses incompréhensions apparaissent. Certains défendent une tradition qu'ils disent zurichoise et refusent toute notion d'art ayant un caractère positif, voire toute notion d'art tout court, mais d'autres pensent que dada porte en lui les germes d'une nouveauté. Les discussions, souvent violentes, entraînent une scission dans le mouvement dada, le séparant d'un côté en artistes de tradition zurichoise, mouvement qui dépérira, et de l'autre côté des artistes qui se rassembleront autour de Breton et donneront le surréalisme. Le mouvement vit au rythme des soirées et spectacles que les artistes organisent, spectacles qui cristallisent les différences de position, mais font souvent l'événement à Paris, dont notamment le festival dada, à la salle Gaveau, le 26 mai 1920. Le public, en nombre, assista à des pièces de théâtre jamais répétées, des concerts impossibles à jouer, grâce à quoi les auditeurs se mirent à crier au scandale, à envoyer tomates, œufs et côtelettes de veau sur les interprètes. Tous les dadaïstes portaient un chapeau en forme d’entonnoir, Éluard un tutu de ballerine, le reste à l'avenant. Bien que les artistes soient tous en désaccord, cette soirée leur parut être une réussite.
Mais le monde dada ressentait une impasse dans les soirées-spectacles, inquiet de ce que le public y voie une sorte d'habitude agréable. Après presque un an de tergiversations, ils décidèrent d'organiser une excursion dada à l'église Saint-Julien-le-Pauvre, choisie parce que totalement inconnue, excursion dont les guides devaient être des célébrités dada. Dans ce choix, il n'y avait pas de connotation anticléricale, mais la volonté de dénoncer les guides suspects. Mais le public se montra absent. Alors, les dadaïstes abandonnèrent l'idée des excursions, et s'engagèrent dans le modèle de procès.
1921 : Le début de la fin
Selon l'historien Marc Dachy, le procès contre Maurice Barrès, en 1921, marque la décomposition véritable des dadaïstes. La Mise en accusation et jugement de Maurice Barrès pour crime contre la sûreté de l'esprit n'était pas sans déplaire à Tzara, Francis Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes, Erik Satie, ou Clément Pansaers, qui s'opposaient à l'idée d'un tribunal, et plus particulièrement d'un tribunal révolutionnaire. Tzara n'intervient que comme témoin, laissant à Breton le soin de diriger le procès. Le procès tourne rapidement en plaisanterie, ce qui n'était pas le souhait de Breton. Tzara s'exclame : « Je n'ai aucune confiance dans la justice, même si cette justice est faite par dada. Vous conviendrez avec moi, monsieur le Président, que nous ne sommes tous qu'une bande de salauds et que par conséquent les petites différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n'ont aucune importance. » Breton intervient : « Le témoin tient-il à passer pour un parfait imbécile ou cherche-t-il à se faire interner ? » Tzara répond : « Oui, je tiens à me faire passer pour un parfait imbécile et je ne cherche pas à m'échapper de l'asile dans lequel je passe ma vie. » Le fondateur du mouvement quitte violemment la salle, aussitôt suivi par Picabia et ses amis, au moment où Aragon commence son plaidoyer, plus contre le tribunal que contre Barrès, qui fut d'ailleurs condamné à vingt années de travaux forcés. Les artistes dada, après le procès, ne sont plus capables d'organiser des événements ensemble, tant les disputes entre eux sont vives et déplaisantes. Ils évoluent en différents clans mouvants : les dadaïstes (Tzara), les surréalistes (Breton, Soupault), ou les anti-dadaïstes qui sont aussi des anti-surréalistes (Picabia).
Au mois de juin suivant, en 1922, le Salon Dada organisé par Tzara, à Paris, est dédaigné par André Breton, et Marcel Duchamp refuse tout envoi pour cette exposition, à l'exception d'un télégramme avec les deux mots : « Pode Balle ». La soirée dada du 6 juillet 1923 organisée par Tristan Tzara au théâtre Michel marque la rupture définitive entre dadaïstes et les futurs surréalistes (André Breton, Robert Desnos, Paul Éluard et Benjamin Péret). Face aux violentes interruptions de ces derniers : Breton, d'un coup de sa canne, casse le bras de Pierre de Massot, un journaliste (et non Tzara) appelle la police qui intervient. La soirée prévue le lendemain est annulée.
En 1924, André Breton publie le Manifeste du surréalisme, et ce mouvement prend son envol. À partir de là, les surréalistes réinterprètent, a posteriori, nombre d'événements dada comme étant d'ordre surréaliste. Les notions d'automatisme, de simultanéité, de hasard étant au cœur de dada comme du surréalisme naissant, ils n'ont aucune difficulté à se les approprier.