Une femme nue, assise de dos, la tête tournée vers la gauche, nous laisse entrevoir une partie de son visage. Ses hanches sont drapées d’une étoffe légère tandis qu’un turban orientalisant enveloppe ses cheveux. Son corps se détache sur un arrière-plan uni qui contraste avec le motif en damier du tissu sur lequel elle est assise.
Cette femme n’est pas un modèle anonyme mais une personnalité du Paris des années folles : il s’agit de la chanteuse et actrice Kiki de Montparnasse – de son vrai nom Alice Prin (1901-1953) – qui était également, à cette époque, la muse et compagne du photographe. Célèbre pour sa beauté, elle inspira également d’autres grands artistes, tant photographes (Brassaï) que peintres (Modigliani, Foujita) ou sculpteurs (Calder). Dans l’angle inférieur droit de l’image, le photographe a apposé sa signature, tel un peintre au bas de sa toile : « Man Ray, 1924, Paris ».
Dans ses mémoires, Man Ray raconte quAlice Prin refusait de poser pour lui, parce que, disait-elle, "un photographe nenregistrait que la réalité". Relatant sa réponse à Kiki, il poursuit: "Pas moi je photographiais comme je peignais, transformant le sujet comme le ferait un peintre. Comme lui, jidéalisais ou déformais mon sujet". Le Violon dIngres illustre particulièrement ces propos évoquant une photographie à mi-chemin entre la peinture et la reproduction mécanique.
Le corps de Kiki vu de dos ainsi que la position de sa tête, coiffée dun turban oriental, rappellent les baigneuses de Ingres, par exemple le personnage situé au premier plan du Bain turc, référence suggérée à Man Ray par la perfection du corps de la jeune femme qui, dit-il, "aurait inspiré nimporte quel peintre académique".
Grâce aux deux ouïes dessinées à la mine de plomb et à lencre de Chine sur lépreuve, le corps est ici métamorphosé en violon. Si Man Ray joue avec lexpression populaire "avoir un violon dIngres", cest-à-dire un hobbie, qui rappelle quIngres était un fervent violonniste, il entend aussi révéler lérotisme de la jeune femme et sa propre passion: elle est son violon dIngres. Le photographe évoque ainsi le thème de "lamour fou", quAndré Breton explore à son tour dans louvrage éponyme de 1937.
Enfin, le rapprochement dun corps de femme et dun violon illustre le principe de la rencontre insolite cher aux surréalistes. À cet égard, cette photographie est publiée pour la première fois en juin 1924 sur la page de garde du numéro 13 de la revue dAndré Breton et Philippe Soupault, Littérature, et a longtemps appartenu à Breton. Cest ce tirage original que possède le Mnam, ainsi quune variante où Kiki pose de profil.
Man Ray ayant autorisé des retirages à plusieurs reprises, il existe dautres exemplaires de cette photographie. À partir de lune des rééditions, il réalise en 1965 une autre version du Violon dIngres en traçant quatre cordes, non pas en trompe-lil comme les ouïes, mais au milieu de limage sur toute sa longueur.