Vendredi 26, samedi 27 et dimanche 28 octobre au café des images : Le geste documentaire : filmer la parole. Séminaire, projections, rencontres animés par Patrick Leboutte.
Les invités : Jean-Pierre Daniel, Denis Gheerbrant, Gérard Mordillat, Jean-Claude Pollack et Josée Manenti. Au programme : La Voix de son maître, Jaguar, Pour la suite du monde, Le moindre geste de Fernand Deligny, Et la vie de Denis Gheerbrant. On souffre du silence en France. Filmer la parole, aujourdhui...
Patrick Leboutte présente le stage en remerciant Le café des Images d'organiser des rencontres, de mettre des gens en présence avec des mondes possibles. Raccorder est le travail du programmateur. Raccorder pour éviter la déliaison, la solitude qui existe actuellement.
Qu'est-ce que filmer la parole? A la télévision, on peut tout dire mais on n'entend rien, tout est formaté. Le pari du cinéma est de rendre le silence, de permettre d'entendre, de créer des désirs d'écoute. La caméra est une promesse d'avenir. Depuis dix ans, les ouvriers ne disent plus "nous", on est des collaborateurs, des agents. En France, on souffre du silence.
Vendredi soir :
Après la projection de La voix de son maître de Gérard
Mordillat et Nicolas Philibert
Le discours, selon Foucault, c'est le champ où se mesure l'exercice du pouvoir. La voix de son maître avait été censuré par François Dalle, patron de L'Oréal. Dans le film, des patrons parlent de sujets différents. Mordillat explique que ce n'était pas une interview, que la parole n'avait pas été donnée. Philibert et lui avaient discuté avec les patrons de ce qu'ils voulaient faire. Le décor était choisi par les personnes filmées, la parole était donc mise en scène.
Pas de formule, pas de slogan et cependant quelque chose se déploie.
Le documentaire se tourne souvent vers la misère mais rarement vers
ceux qui sont responsables, qui sont en position de pouvoir.
C'est le geste du cinéma, le geste documentaire qui permet la critique.
Le cinéma fait apparaître ceux que les patrons font disparaître.
Comment filmer le travail? C'est en revoyant Les
Temps Modernes que les cinéastes trouvent la solution : faire un
plan large fixe, un plan fixe sur les patrons et la même chose pour
les ouvriers. Le plan fixe sur les ouvriers montre l'avancée inexorable
du travail à la chaîne qui pousse les gens.
Au début, les patrons se sont opposés au titre .Ils ont été
tous réunis et les cinéastes ont expliqué qu'ils étaient
aussi une entreprise et qu'il leur fallait un titre accrocheur. Les titres
proposés étaient "les gagneurs" ou "la voix de
son maître".
Le film était sorti en salle mais la version pour la télévision
avait été censurée car François Dalle en supportait
pas d'être vu à la télévision. Maurice Ulrich avait
accepté de le censurer.
Les discours des patrons n'étaient pas préparés mais
ils savaient les points qui seraient abordés. Ces patrons connaissaient
mal le cinéma et lorsqu'ils voyaient les rushes, certains étaient
très contents "c'est formidable, c'est exactement ce que j'ai
dit".
Le film a été tourné à un moment charnière,
au moment où on est passé de l'ère industrielle à
l'ère du capital. Pendant l'ère industrielle, il fallait produire,
inventer, commercialiser. Maintenant les actionnaires doivent gagner de l'argent.
Avant il y avait un chef du personnel, maintenant un directeur des ressources
humaines. Les gens sont des ressources, ils ne sont plus des humains.
Comme les patrons choisissent le décor et ne sont pas face à un contradicteur, ils ont le temps de déployer leur pensée. Des petites télévisions sur lesquelles ont les voit sont installées sur leur lieu de travail, ce qui évoque 1984 de George Orwell . Leur discours devient abstrait.
La volonté des cinéastes était de faire un travail
critique, de développer l'esprit critique. Filmer les ouvriers développe
compassion et solidarité mais n'apprend pas grand chose. Il faut filmer
l'adversaire pour le combattre, pour rendre au spectateur son esprit critique.
Les cinéastes ont choisi des patrons intelligents et ils ont eu deux
refus: Rockfeller , qui n'était à Paris que pour deux jours
et David de Rotschild qui leur a répondu:"il y a des Rotschild
aux affaires et d'autres qui se montrent".
Filmer le patron d'IBM a été difficile. Le système de
contrôle était terrible. IBM voulait avoir un droit de regard
sur le montage et filmait ce que les cinéastes eux-mêmes filmaient.
Les dirigeants se déplaçaient en groupe et ils contrôlaient
le PDG.
Si on faisait un nouveau film avec les patrons contemporains, on aurait le
même résultat. L'espace, la durée traversent le temps.
Le film a été fait en noir et blanc, cela renvoyait à
l'esthétique de la télévision. Ils étaient tous
dans le même espace, l'anonymat est une force.
A la fin de l'entretien, Mordillat parle de ses projets: "L'Apocalypse"
avec Jérôme Prieur et le tournage de "Les vivants et les
Morts". Un nouveau livre sortira en janvier "Notre part des ténèbres".
Samedi matin
Patrick Leboutte introduit le stage en prononçant le mot " séminaire " qui vient de semer, ensemencer . Dans ce pays, paradoxalement, tout le monde parle, tout se dit à la télévision mais on ne dit jamais rien et cela ne sert à rien. Le verbiage, le bruit accentuent la solitude et l'aliénation. Dépossédés de notre parole, nous sommes en prison. Cette solitude lui évoque le tableau de Munch, Le Cri , c'est un cri mais un cri silencieux, qui ne sort pas. Comment faire pour que l'on parle et que la parole fasse dépôt ? Il faut créer du désir pour que la parole se libère, il faut créer des conditions de parole.
Projection d'un film de quelques minutes fait par des étudiants de Tours : lors d'un congrès annuel du MEDEF, ces étudiants sont allés filmer le Baron Seillières comme des journalistes. Pendant son discours, ils ressortent les mots essentiels qui finissent par ensevelir le Baron sous son inanité sonore. C'est du bruit mais pas des paroles, les mots sont vidés de leur contenu. Ce film est le début d'une riposte, d'une reprise en main.
Le cinéma direct a beaucoup évolué depuis les années
50 grâce à l'allégement de l'outil, à une caméra
plus légère. Elle permet d'estomper les frontières entre
documentaire et fiction. Il est possible de filmer des corps réels
en train de parler et de transformer des personnes réelles en personnages.
Côté fiction, la Nouvelle Vague, Cassavetes se rapprochent du
documentaire. Cassavetes traque sa femme jusqu'à ce qu'elle livre quelque
chose d'elle-même. L'émotion, la vérité est produite
par l'intrusion de la caméra elle-même.
Jean Rouch est un précurseur . Des nouveaux corps, des nouveaux timbres
de voix, des nouveaux récits, nous sommes multiples. Le documentaire
apparaît en Afrique, au Québec, dans la classe ouvrière
(les Groupes Medvekine), dans des minorités.
Projection de Jaguar
Jaguar : premier long métrage de Jean Rouch tourné en 1954 mais dont le montage sonore a lieu en 1967. Jean Rouch est au Niger et accompagne trois de ses amis noirs au Ghana. Le voyage se construit en fonction du film. On tourne, on fait le point et on réoriente le film. Rouch est le fondateur d'une pratique nouvelle. Comme Rossellini, c'est faire pour voir. Avec sa petite caméra, il peut tourner entre 150et 20 secondes. C'est une homme seul, avec une caméra minuscule, sans son. Le son sera enregistré plus tard. Pendant qu'il remonte sa caméra, il a le temps de revoir. Il prend un seul plan et ne refait jamais de scène. Il est à la fois, auteur, artiste et artisan. Il filme pour le plaisir et n'a pas de producteur.
Après la projection de Jaguar
Jaguar sur lequel Jean Rouch a beaucoup travaillé est un manifeste,
un geste cinématographique. Il n'y a ni acteur, ni script, ni scénario,
Le cinéma est réduit à son essence. Il faut qu'il y ait
une relation entre le son, l'image et le décor. P. Leboutte explique
que ses plus grands cinéastes ont toujours eu besoin de rompre avec
la lourdeur de l'appareil ( Rossellini, Pasolini, Kiarostami, Cavalier....)
Plus il y a de maîtrise et moins il y a de geste. Jean Rouch casse le
désir de maîtrise du spectateur, il nous emmène dans un
flux d'images et on ne sait pas où on va à l'avance.Le grand
opérateur, c'est le cadre. Au début Jean Rouch parle, il présente
les personnages comme dans le théâtre antique. Il dit "
nous " donc ils ne sont pas trois personnages mais quatre.Le montage
sonore a eu 13 ans après le montage des images. Il a demandé
à ses amis de regarder les images et d'improviser la parole. Ainsi,
ils sont acteurs deux fois: dans l'image et en regardant ce qu'ils furent.
Le personnage qui parle change tout le temps, l'un parle à la place
de l 'autre, Les trois personnages qui parlent deviennent un corps commun
et le spectateur finit par lâcher prise et par ne plus essayer de deviner
qui parle. J.Rouch invente une autre temporalité. Le film a été
tourné dans une Afrique colonisée et le montage sonore dans
une Afrique libérée. Lors du montage sonore, les acteurs abordent
le film en position de spectateur, ils improvisent dans le temps de la projection
. J. Rouch ouvre le cercle où nous sommes déjà. Représenter,
c'est rendre présent à nouveau. Les personnages disent vrai
et mentent , ils disent ce qu'ils ont été et sont. Mentir est
la fonction du documentaire.A la fin, Jean Rouch dit " ils reviennent
avec des souvenirs, des mensonges ", ces mensonges sont leur vérité.
Le film ressemble à du free jazz, il y a toujours du jeu, les acteurs
inventent ce qu'ils sont, il n'y a pas de parole sans plaisir. En libérant
la parole, Jean Rouch libère le fictionnel qui est en nous, Nous sommes
des fictions réelles. La fiction n'est pas préméditée
mais elle naît par l'acte de la parole. Le sujet du film, c'est comment
devenir plus que nous, Jean Rouch devient noir et eux deviennent blancs. Chaque
" je " est libéré parce qu'il y a du " nous ".
Le ciné-transe :" Moi, un Noir ", " Les Maîtres
fous " dans lequel il montre des ouvriers humiliés du Niger qui,
en transe, pratiquent un rite de possession, ils avalent les Blancs, deviennent
les autres, bavent et crachent pour se libérer. J. Rouch transforme
le cinéma en rite, il entre dans la peau de l'autre. Nous sommes tissés
de strates et d'histoires, nous sommes multiples.
Dans Jaguar, il ya de la liesse, du plaisir de faire ensemble,la parole libérée
est puissante, elle enfle, elle gonfle. Plus ils parlent, plus ils ont de
plaisir, plus ils fabulent. On voit des Afriques personnelles, des mondes
apparaissent grâce à la puissance de la parole.Jean Rouch allume
la mèche et ils prennnent la parole. La parole est un acte. Chacun
est un monde en soi. Documentaire ou fiction?
Qui est l'auteur du film?
La caméra est partie prenante, elle est participante.Tout le monde
fait tout, il n'y a pas de division du travail. Le passage de la douane est
une scène désopilante.
Ce film est comme un journal intime, la caméra est une caméra-stylo.
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Après la projection de Pour la suite du monde de Pierre Perrault, intervention de Patrick Leboutte
Pour la suite du monde est le premier film d'une trilogie tourné en
1963 avec son synchrone. 1959 :naissance du Québec.
Pierre Perrault suscite des retrouvailles. La pêche au marsouin n'existait
plus et grâce à lui, elle redevient un moment de pur présent.
Les vieux réinventent pour leurs petits-enfants. Après ce film,
la pêche au marsouin est devenue une activité économique
et touristique, les tour operateurs ont proposé des excursions.
Lier l'origine à un devenir possible.
Pierre Perrault est un cinéaste qui vient de la radio et qui avait
enregistré pour la radio ces gens-là. Ce film est une sorte
de potlatch, plus il avance, plus ils se font des cadeaux. La parole réveille
les choses, elle ramène à la surface une mémoire enfouie,
une mémoire commune. Une culture, ce sont des choses partagées
en commun. Un récit des origines se constitue sous nos yeux. La parole
est une activité physique qui a des conséquences. Elle a une
valeur d'usage. Ce documentaire sur la parole comme processus de travail libère
aussi une liesse. La parole invente le film. C'est ainsi que l'on crée
un territoire commun, un " en-commun ". Le commun, c'est le raccord:
1+1=3. La parole a une valeur d'usage: chacune de leur manière de faire
correspond à leur manière de dire. On parle pour construire
quelque chose. Qui est l'auteur? Il y a création d'un " être
là ensemble ".
Le premier film où on veut donner la parole aux gens au Québec
est Les raquetteurs De Gilles Groult, film qui n'atteint pas son but mais
qui exprime un désir de parole.
Le débat s'est engagé sur le rapport du cinéaste avec
les habitants. Au-delà du commun se pose la question du transfert.Le
cinéaste semble avoir obtenu toute leur confiance et ils s'expriment
avec beaucoup de liberté. Il les pousse à la création
et il aime ce qu'il est en train de faire. Son émerveillement est continuel.
Ce film raccorde les habitants au reste du monde.
Le cinéaste brise les rôles habituels, les habitants inventent
un récit et le cinéaste raconte le récit du récit.
Ils construisent ensemble. Le jeu est toujours présent.
Les cinéastes (Rouch et Perrault) ont conscience de faire exister des
gens, un pays par des films.Chez Rouch, c'est la première fois qu'on
voit des Noirs, il n'y a pas encore de cinéma africain et chez Perrault
, on voit un nouveau pays.
Dans Le règne du jour, le territoire des habitants est la langue, ils
ont conscience de faire naître quelque chose qui n'existait pas et qui
leur appartient,
C'est aussi une entreprise politique. On emmène le marsouin à
New-York et en même temps on retourne au mythe. Le marsouin évoque
Moby Dick, l'ancêtre absolu, à moitié divin..La pêche
au marsouin est un retour en arrière métaphysique et en même
temps une marche en avant puisque d'autres marsouins vont être réclamés.
Les vieux ont une attitude ambivalente, ils veulent que cela rate et en même
temps ils sont ravis que cela réusssisse.
Projection du film de Gilles Groulx, Les raquetteurs
Tourné dans les années 50, avec le même opréateur
que Perrault. le film montre des archétypes et fait penser à
un art caricaturiste qui montre les gens de manière assez méchante.
On peut penser à la peinture expressioniste des frères Grosz
et à l'émission Strip-Tease.On voit plein de gens dans le plan
mais on ne sait pas comment les regarder. Le cinéaste ne semble pas
savoir quoi faire de son outil et la caméra est agressive et manque
d'empathie. Il est difficile de filmer l'être ensemble, le peuple.
Groupes Medvekine: association libre entre des ouvriers à Besançon
et des ouvriers du cinémaqui travaillaient avec Chris Marker. Ils ont
tenu sept ans et montraient le monde ouvrier de l'intérieur.Après
1968, le projet réformiste de Chaban-Delmas " nouvelle société
" est mis en place.
Les groupes Medvekine font de l'agit prop, ils ont une attitude situationniste.Les
films sont faits par les ouvriers pour répondre aux actualités
offocielles, ce sont des actualités ouvrières.Dans un des courts-métrages
du groupe, une petite fille raconte ce qu'est le projet " nouvelle société
" pour ses parents. L'ouvrière qui interviewe la petite fille
lui dit " vous " .Le court-métrage commence et se termine
avec le même plan : on voit une affiche publicitaire sur laquelle une
petite fille est en train de manger une gaufre mais après le récit
de la petite fille l'image semble horrible. Sa mère travaille dans
l'usine qui fabrique ces gaufres. Elle n'a pas le temps de voir sa fille,
le père est chauffeur routier et la petite fille vit la plupart du
temps chez sa grand-mère.
Projectionde Et la vie de Denis Gheerbrant
Au début la caméra suit une voiture, puis une dame. Le cinéaste
est là , aussi démuni que les gens qu'il rencontre. Le fait
d'être seul avec une caméra est incongru et seul à seul,
il se crée une certaine égalité. Le cinéaste et
les gens qu'il rencontre inventent la règle ensemble, le type qui ouvre
sa porte offre un jeu .Parfois la rencontre a été immédiate,
parfois le cinéaste a revu les protagonistes plusieurs fois Tout est
possible puisque personne n'est là pour représentatif de quelque
chose. Chacun se représente lui-même et représente quelque
chose qui nous dépasse. Les gens l'invitent à " camerrer
".
Le cinéaste semble parfois embarassé et ce sont les gens eux-mêmes
qui relancent la conversation, à d'autres moments, il suggère
les réponses. Il filme les hésitations, le silence . Il n'assène
pas les gens de questions. Ce qui est dit nous est donné. Le cinéaste
se demande ce qui fait désir dans la vie des autres, comment les gens
se débrouillent avec la vie. Dans sa vie, chacun construit une fiction.
Il n'y a pas d'enjeu de pouvoir. En 2000, il y avait une notion de pensée
ouvrière, on croyait que l'on avait des choses à transmettre.
La chute du Mur de Berlin a mis fin à un monde duel. Maintenant il
existe un seul modèle.Après la mise à mort de l'accord
entre Communistes et Gaullistes, le démantèlement de la Sécurité
Sociale, il reste encore de l'épique comme en témoigne l'ouvrier
qui se promène dans l'aciérie.
Denis Gheerbrant montre des situations différentes . Il commence par
le décor, par l'espace: espace de destruction, de ruines, paysages
délabrés. Les gens semblent prisonniers de ces paysages inhabitables.
Il y a eu alliance et négociation entre le cinéaste et les gens.
Ils se demandent pourquoi il filme.Ils témoignent et ont envie de faire
passer un territoire à l'universel. Voir le film avec eux ne produit
rien. Tout s'est produit pendant le tournage.
Dans ce film, on ressent beaucoup de retenue, d'émotion, de pudeur,
d'énergie. Quelques moments sont très affectifs: l'étudiante
styliste qui détourne le regard, la parole suspendue. Il a aussi valeur
de protestation. Il n'est pas violent mais puissant. On ne sait pas si la
nostalgie est voulue ou non mais c'est un adieu au prolétariat.
Le cinéaste explique que lorsqu'on coupe, le sens arrive, on suit un
fil.Son a-priori était simple: il lui fallait les quatre éléments.
Dimanche :
Le moindre geste
Le moindre geste est un film unique. Fernand Deligny n'est pas cinéaste, il est poète, écrivain, pédagogue. Il travaille avec des autistes. Josée Manenti n'est pas caméraman. Le film disparaît puis réapparaît sept ans plus tard. Jean-Pierre Daniel, opérateur, consacre deux ans à le monter. Chris Marker soutient le projet et le film est projeté à Cannes en 1971. Il disparaît à nouveau et ressort en 2000.
Après la projection, le dialogue s'engage avec Jean-Claude Pollack,
psychiatre et directeur de la revue Chimère, qui poursuit la pensée
de Deleuze et Guattari.
Fernad Deligny est un personnage singulier qui ne supportait pas les institutions.
Le film est surréaliste. Il fait penser à Bunuel en 1937 qui
était allé dans un village où il y avait beaucoup d'idiots
car les gens manquaient d'iode. Certains plans font penser à L'âge
d'or: lorsque Yves est en adoration devant la statue, on pense à
Gaston Modot qui suce le pied d'une statue.
Il y a un rapprochement entre des choses distantes : la guerre, un discours
de De Gaulle et ce qu'il fait (promenade dans la nature
)
Il y a aussi la dialectique entre destruction et construction accentuée
par la présence des machines que l'on entend. Yves suit le mouvement
de la machine, il devient la machine.
Ce film est anti-oedipien ,on s'intéresse aux guerres, au monde, à
la religion
Yves a un rapport conflictuel avec le monde. On entend crier
des étudiants, des klaxons ont été enregistrés
à Belfast, pendant des manifestations de l'OAS. Quelqu'un qui est coupé
du monde comme Yves est ouvert de manière cosmique sur le monde entier,
le monde humain.
Josée Manenti confirme que l'aventure était surréaliste,
ils vivaient sans eau, ni électricité. Deligny était
un être surréaliste, qui a cassé sa vie en plusieurs morceaux
et les options de travail le faisaient changer.
Jean-Pierre Daniel a été influencé par Terre
sans pain de Bunuel et par Pierre Perrault. Le marteau piqueur évoque
la guerre. L'usine exerce une certaine fascination sur Josée Manenti
qui éprouve du bonheur à filmer les machines. On voit peu d'humains
dans le film mais les ouvriers ne sont pas loin. Il y a une sono prolétaire.
Yves est halluciné, il parle sans arrêt de la mort. Le scénario
raconte l'histoire d'un gamin qui va mourir dans un trou. Il est en communication
avec des soldats, avec un public, avec une masse. On pense au théâtre
d'Antonin Artaud. Son discours s'adresse toujours à des gens, il invective
souvent. Son discours répond à un processus schizophrène.
Lui-même est très multiple, il parle avec violence.
Cependant, il ne faut pas oublier qu'il joue et on ne sait pas si c'est sa
parole ou non. La mort a été mise en place par Fernand Deligny
et Josée Manenti. L'idée était de mettre Yves dans un
film pour le comprendre.
Josée Manenti avait essayé d'enregistrer les sons pendant les
prises avec un magnétophone mais cela ne rendait rien. Ils enregistraient
la parole d'Yves le soir et ont aussi enregistré des bruits de pierres.
Jean-Pierre Ru, ingénieur du son dans Ma nuit chez Maud, a fait tous
les sons. Il a entre autres enregistré une fanfare à Belfast.
Chris Marker l'a encouragé à faire ce montage sonore. Il y a
parfois coïncidence entre le son et l'image par exemple lorsque l'on
voit des machines, on entend aussi des bruits de machines.
Denis Gheerbrant fait remarquer que le son est maintenu à distance
et que l'on est toujours dans la dislocation. On entend parfois la radio et
c'est alors le quotidien du monde qui rentre. L'image est habitée par
les fantômes du monde.
Josée Manenti et Fernand Deligny montraient les rushes à Yves.
Il observait l'effet que cela leur faisait. Le film l'a mis dans son corps.
Il s'éronnait de se voir marcher. Il a sa propre existence, il prend
le film. On découvre qu'il est une personne, que l'on n'est pas humain
que par la parole. La mort est aussi très présente car elle
tenait une place importante dans son discours. L'interrogation de Deligny
était: qui est celui-là? Le projet était de lui donner
l'espace de sa liberté. Ce qui était surréaliste et intéressant,
c'était d'être désaccordés, de montrer un monde
hétérogène.
Pourquoi dans une démarche thérapeutique faire un film ? Fernand
Deligny n'était ni soignant, ni thérapeute. Sa question était
: "Qui es-tu?" Ce pédagogue était un poète.
Il voulait remettre en vie les enfants qui lui étaient confiés.
Le film a permis à Yves de se déplier.
Deligny a choisi le cinéma parce que le cinéma le passionnait.
Il avait été responsable de ciné-clubs. Lui-même
n'a jamais voulu toucher la caméra mais il a beaucoup parlé
de l'image. Dans l'image, chacun peut projeter ce qu'il veut. L'image contient
beaucoup de choses et est parfois plus puissante que la parole. C'est le divan
du pauvre (Guattari ou Deligny????).
Le film a été tourné en territoire cévenol. Deligny
n'a jamais dit où tourner, il a juste allumé la mèche.
Personne n'a écrit le texte de Yves. Deligny n'était pas là
au moment où le tournage avait lieu car il voulait que le personnage
fût complètement à son travail, fût libre et créatif.
Beaucoup de personnages ont été enlevés. Il reste une
présence ouvrière à travers les machines et leur bruit.
Chacun prend en main le film, s'en empare personnellement. Chacun inscrit
dans ce qu'il fait, tout ce qu'il est. Deligny révélait les
gens à eux-mêmes.
Denis Gheerbrant a filmé Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel
qui parlent en regardant les rushes.
Deligny n'aimait pas le mot "filmer" et préférait
"camerrer". Il pensait que l'on confond souvent la beauté
du geste et le produit fini. Le cinéma est ce qui échappe à
tout ce qu'on a enlevé. Plutôt que chercher la vérité,
il disait "il faut vérite-er. Pierre Perrault parle de "camerrage".
Dans ses derniers films, Perrault est très poétique, il filme
des paysages désertiques, la question des corps, de la présence
est très importante.
Ce qui intéressait Josée Manenti, c'était de vivre l'expérience,
le rapport immédiat avec la lumière, l'ombre. Elle voulait entrer
en vibration avec quelque chose. Elle avait tourné une pièce
à la Clinique de La Borde mais elle dit qu'elle n'aurait pas pu faire
du cinéma.
Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel sont retournés sur les lieux
du tournage. Le paysage, son aridité, la dimension de l'espace: la
vibration était sur la lumière et l'espace. La situation de
création était une affaire de cohérence. Pour perrault,
filmer devient une affaire d'existence. Josée manenti cite Teilhard
de Chardin:"rien ne vaut la peine d'être trouvé que ce qui
n'a pas existé encore".
La seule action digne de notre effort est de construire l'avenir.
A la fin du stage, Patrick Leboutte a rappelé l'aventure des groupes Medvekine. Prendre la parole est indissociable d'une certaine liesse. C'est assez émouvant de prendre la parole quand on n'a pas l'habitude de le faire. P. Leboutte va projeter le premier film du groupe Medvekine. En 1965-1966, ce groupe a réalisé un montage diapo et une bande sonore. "Vive laids patrons" était une parodie des roman-photo.
Il a ensuite projeté un court métrage "Mon diplôme, c'est mon corps", extrait du long métrage :"Ils ne mouraient pas tous mais ils étaient tous frappés". C'est l'histoire d'une femme de ménage qui, grâce à la caméra, va rompre l'isolement. La caméra va permettre de raccorder le monde de cette femme aux autres mondes. la caméra répare, suture, raccorde. Fatima s'est sentie en confiance et a pu dire et nommer son existence. A un moment elle dit au médecin ou psychologue du travail, "je me sens plus à égalité mais je ne serai pas à égalité car je ne sais pas écrire. Elle a finalement appris à écrire et a écrit un livre intitulé "Prière à la lune". La caméra libère.
Compte-rendu : Anne Lerouxel le 05/01/2008
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