Sont successivement abordés la pertinence à maintenir une frontière entre la critique sur Internet et le format papier ; la difficulté de maintenir le rôle de la critique dans l'accompagnement des films vis à vis des sites prescriptifs ou des distributeurs qui utilisent souvent quelques mots repris de Twitter ; ce qui est rétribué dans la fonction de critique professionnelle ; la comédie des sorties hebdomadaires à chaud (harassante mais utile pour la suite d'un film) ou la fonction d'analyse (plutôt prise en charge par Internet) ; l'échec de nouvelles formes de critique mais l'importance du débat avec des spectateurs qui succède à l'écriture d'un texte; la difficile pérennité des sites internet gratuits et l'absence de mémoire du web ; les modalités de dialogue avec les lecteurs ; l'indépendance de la critique.
Raphaël Nieuwjaer : L'intitulé de la table ronde mérite d'être questionné. La nouvelle critique n'a plus forcement grand chose de neuf, comme en témoigne la table ronde à la cinémathèque française en 2008 déjà notait : "Depuis une petite dizaine d'année, blogs et revues en ligne se sont multipliés et ont redéfini le paysage de la cinéphilie mais aussi de la critique de cinéma".
L'intérêt pour la critique en ligne trouve sa source dans une double inquiétude et aussi un espoir. La première inquiétude tenait à la crise que traversait la presse et qui semble être devenu son état permanent. Dans le cinéma, cela s'est traduit par la fusion entre Studio et Ciné-live et le rachat des Cahiers du cinéma par un groupe anglais, Phaidon. Parallèlement, la critique en place à été remise en cause par un discours publicitaire et la multiplication des formats journalistiques : portraits, entretiens, enquêtes sur un tournage. Ces formats ont rogné les pages dédiées à la critique.
Ce constat amène en 2006, Christophe Kantcheff, critique à Politis à organiser un séminaire titré La critique impossible. Ces inquiétudes étaient contrebalancées par un l'espoir suscité par la critique en ligne dont cette table ronde ce fait l'écho. Même si celle-ci est ressentie par Antoine de Baecque, ancien rédacteur en chef des Cahiers et historien de la cinéphilie, comme menée par une horde de jeunes critiques barbares autour de Rome assiégée.
Un renouveau de la critique a-t-il émergé ? A-t-on retrouvé la vitalité, l'amour du cinéma, l'art d'aimer, selon les mots de Jean Douchet, à la base de la critique qui se serait perdu dans le professionnalisme ? Ou "Quoi de neuf avec l'outil informatique et internet comme moyen de diffusion?" La question vaut moins comme une célébration que comme un bilan : s'est-on emparé des nouveaux outils ? On remarque la porosité entre critiques en ligne et papier, critique professionnel et amateur, entre centre et marge. Toutes les personnes réunies ici publient sur internet et sur papier. Les frontières ont bien sauté, un entrelacement s'est crée même si subsistent deux zones pures. La parole critique circule : y-a-t-il une pertinence à maintenir une frontière entre internet et papier et, si oui, pourquoi ?
Gabriel Bortzmeyer : La différence est moins sur le mode du format que sur celui du salariat. Le format papier permet d'être rémunéré alors que, sur Internet, on trouve le plus souvent des bénévoles. Certains gagnent leur vie comme critique, certains y acquièrent surtout un capital symbolique mais doivent le monnayer dans les dispositifs comme lycéens au cinéma ou à l'université. Moi, je ne vis pas du tout de la critique. Je vis en vendant mon âme à l'université. La grande différence est surtout là. La distinction ensuite internet-papier c'est que le nombre de lectures sur internet est plus faible que sur papier mais autrement pas de grandes différences. Sur le format, c'est à peu près sur la même taille. Peut-être qu'internet est plus réduit au niveau du nombre de caractères mais sans quoi ça ne va pas beaucoup plus loin. Question de public aussi, question de viralité de diffusion. Internet, c'est plus une écriture à chaud. Tous les articles intéressants post-attentats ont été diffusés sur Internet et pas sur papier. C'est plutôt ça mais je ne pense pas qu'il y ait un partage au niveau du type de discours ou du type de qualité même. La grande différence, c'est qu'il y a de plus en plus de critiques non professionnels, au sens économique du terme et qui sont malgré tout reconnus comme autorité critique. Mais aussi c'est une autorité qui ne veut plus dire grand chose. La différence est surtout dans c'est un capital symbolique qui est engrangé plutôt qu'un capital financier.
Aurélien Ferenczi : Je réponds parce que je me suis senti visé. Je ne crois pas qu'on vive de la critique. Moi j'ai vendu mon âme au journalisme et j'en suis très heureux. L'activité d'un journaliste de cinéma ne se limite pas aujourd'hui à la critique. Effectivement sur internet, il y a une possibilité de réactivité à chaud et je passe beaucoup de temps à écrire des brèves (j'apprends que les frères Coen sont président du jury à 7h00 du matin) et c'est ça qui me fait vivre. Le vrai clivage, c'est entre professionnels et amateurs. Est-ce que l'on n'est que journaliste, que critique ? Est-ce que l'on est amateur avec un métier à côté ? La plupart des supports de presse ont aujourd'hui un site internet qui diffuse parallèlement au contenu papier un contenu amélioré sur le net. Le clivage est entre blogs individuels, blogs à plusieurs voix, sites de presse avec du cinéma.
Théo Ribeton : Le clivage est pour moi inexistant comme le prouve, a contrario, l'expérience du blogueur menée par l'émission Le cercle sur Canal+ en 2013-2014. Le blogueur est présenté comme le loup dans la bergerie. C'est une supercherie dont tous se sont vite rendu compte. Le blogueur es censé ne pas faire partie du cercle mais, en fait, il connaissait le petit monde de la critique. Le clivage n'existe pas. La critique internet permet de devenir professionnel. Il est rare aujourd'hui qu'un critique de moins de 30 ans n'ait pas émergé d'internet. Le contraire serait une bizarrerie puisque tout le monde peut donner son avis sur le net.
R. N. : On dit "issu d'internet" comme "issu d'une minorité visible". Effort pour reconnaitre le blogeur mais la mise en scène montre bien qu'il ne fait pas partie du cercle. Donc bien une différence entre amateurs et professionnels ; donc bien encore opposition symbolique et pas reconnaissance totale mais c'est aussi parce que internet veut tout dire. Il y a dans les blogs des choses passionnantes qui peuvent se faire. Il y aurait une topographie critique à faire avec par exemple des lecteurs qui vont sur internet et peuvent aussi lire Positif.
A. F. : Comme j'ai participé au Cercle, je voudrais défendre un peu l'émission faite avec cœur et envie. Ni les Cahiers ni Positif n'ont de version internet, seuls quelques textes en accès gratuit. Les deux incarnations les plus fortes de la critique se méfient du virtuel et du numérique.
G. B. : On constate une augmentation très forte de la lecture sur internet avec un recul du papier. La barrière symbolique reste forte néanmoins : le papier est plus reconnu. Mais le clivage le plus fort est entre la critique rémunérée (née après La libération) et qui s'écroule lorsque la presse n'est plus l'institution qu'elle a été. La critique n'est plus le fait de quelques individus rémunérés pour la qualité de leur jugement mais est disséminée sur Internet ce dont il faut plutôt se réjouir. Explosion des revues sur Internet mais très peu sont rémunératrices. L'explosion des revues fait que chacune a de moins en moins de lecteurs mais, en même temps, il y a de plus en plus de paroles possibles. C'est cela qui inquiète des gens comme Antoine de Baecque, qui est un enfant de la tradition de la critique papier. Et pour nous, s'il y a bien une tristesse de ne plus vivre de sa plume comme des gens auparavant ont pu le faire, il y a d'autre part plus de liberté. Il n'y a plus cette idée d'un jugement classifié, spécialisé qui était quand même une espèce d'aberration logique ; l'idée d'une classe de critiques comme classe du goût qui était quand même problématique.
A. F. : Personne n'a jamais vécu uniquement de la critique ou alors il faut remonter à il y a très longtemps. Quand Truffaut a essayé de vivre de sa plume, il lui a fallu être, en plus, journaliste ou échotier mais pas seulement critique. Il était journaliste au sein d'une rédaction.
G. B. : Il y avait quand même une distinction journaliste-non journaliste qui tend à disparaitre.
A. F. : Il ne faisait pas que ça quand même.
Sandrine Marques : La porosité entre la critique et Internet fait aussi que l'on voit parfois, en guise de critique sur une affiche, un simple tweet. Même l'avis de critiques installés comme moi et Aurélien à cette table n'est plus pris en compte. Ce qui est pris en compte, c'est cette espèce de tout venant de twitter. Et je connais même des amis qui ont des comptes twitter qui étaient surpris de retrouver leur critique en 140 signes reproduite sur une affiche de cinéma. Je pense que ces catégorisations là ont complètement volé en éclat. On est dans un autre temps où est même suspect le jugement des critiques installés que nous sommes... et c'est très bien.
T. R. : Le clivage qui menace tout autant la critique professionnelle papier que celle semi-professionnelle internet, c'est sur un champ de bataille qui s'appelle le marché de la recommandation culturelle. Quand les gens se demandent le mercredi quel film ils vont aller voir. Ce marché est dominé par AlloCiné avec son match des étoiles : celui de la moyenne des notes des critiques et de la moyenne des notes des spectateurs. Le site SensCritique se place aussi sur le marché de la prescription mais sur le mode de la prescription collective amatrice et sur celui de la prescription individuelle et professionnelle. Le vrai clavage est amateur-professionnel et individuel-collectif et pas du tout un clivage internet-papier. Porosité entre presse et internet mais il convient de distinguer ce qui n'est qu'un développement naturel de supports papier (et là Les cahiers et Positifs sont d'étrange résistants) et ce qui a émané d'internet et qui, petit à petit, se professionnalise mais qui n'a pas d'autre poumon que ce qu'elle pourrait faire sur Internet. Des études universitaires ont abordé ce marché de la recommandation culturelle qui menace la critique qu'elle soit papier ou internet.
R. N. : Peut-on définir la critique vis à vis de son positionnement par rapport à la prescription : trois étoiles sur AlloCiné ou un texte de 15000 signes que l'on a passé plusieurs jours à écrire à penser ? Qu'est ce qu'on entend par critique et quel est notre positionnement par rapport au film ? Est-ce qu'on est là en amont pour vendre ou promouvoir un film (le rôle prescripteur de la critique qui est finalement bien résumé par les notations, sorte de sondage en direct) ou pour rédiger une critique aidant à penser après la vision du film ?
Morgan Pokée : La critique est une exigence d'écriture comme un écho à l'expérience de la salle. On ne répond pas au film par les moyens du cinéma mais par l'écriture. On n'a pas à vendre un film, mais comme l'a dit Théo tout à l'heure, à le défendre. Quand on a écrit un texte, travaillé sur un film, c'est plus facile de le défendre dans un débat. Le rôle prescripteur de la presse est anéanti, le travail critique c'est prendre un spectateur de la salle par la main pour que le cinéma qu'on aime soit défendu. C'est un travail de détail, contrairement à un travail de grossiste.
Louis Séguin : Ceci est à rattacher à la circulation des textes sur internet, la vie des critiques en ligne, la façon dont elles sont partagées. Mais je voudrais faire une petite marche arrière sur l'activité de critique professionnelle. Elle est couplée avec l'activité de journaliste effectivement. D'autre part, la critique non professionnelle sur Internet qui fonctionne intégralement sur le mode du gratuit tend à s'instituer comme des revues professionnelles : il y a un comité éditorial, une maquette. Pour recruter quelqu'un pour la revue Débordements ou Répliques, j'imagine que c'est un peu la même pratique que pour la critique dite professionnelle : on prend quelqu'un à l'essai et on lui fait écrire un texte. Je ne vois pas vraiment la différence entre une critique rémunérée et une critique non rémunérée.
A. F. : Pas vraiment d'accord le terme "défendre". C'est un terme qui m'a toujours beaucoup choqué : qui attaque le cinéma qu'on "défend" ? On peut aimer des cinémas qui ne sont pas du tout mal en point. Globalement dans mon métier de journaliste au quotidien, j'ai beaucoup plus à défendre mon métier de journaliste, beaucoup plus menacé et la presse en général, que le cinéma qui se porte plutôt bien. En France, même si tous les films ne cartonnent pas, la fréquentation globale des films d'auteurs et d'art-et-essai n'a plutôt jamais été aussi forte. Il y a beaucoup de spectateurs dans les salles et, en plus, ces films sont vus après sur une multitude de supports. Il y a un problème d'angle : il faut d'abord défendre les supports dans lesquels on travaille, où l'on écrit avant de défendre les films. Il y a une crise de la prescription due à la crise de la presse parce qu'il ya moins de gens qui lisent des journaux, qui en achètent. Ensuite, la prescription telle qu'elle a existé pendant 50 ans, après la nouvelle vague, n'est plus adaptée aux modes de consommation des films aujourd'hui. On est dans un mode de consommation qui a changé : les films sont disponibles partout et sur tous les supports. La critique d'évaluation et de hiérarchisation des films aujourd'hui ne me parait plus tout à fait pertinente pour répondre à la demande d'un public qui est surinformé qui sait à peu près ce qu'il va voir. Il y a trente ans, vous écriviez dans Télérama "Ce film est un chef-d'œuvre ne le ratez pas", ça marchait ; aujourd'hui, non. Sans doute parce qu'on a vendu beaucoup de chefs-d'œuvre au gens qui ne leur ont pas plu ! Et, parfois, le spectateur n'a pas envie d'en voir et préfère voir des films de série. Ils ont une liberté de choix et d'indépendance vis à vis de la prescription critique qui est nouvelle. Ainsi, l'un des enjeux de la critique aujourd'hui c'est de s'adapter à ces nouveaux modes de consommation et de trouver un autre mode de dialogue que la prescription.
G. B. : Je suis totalement d'accord avec ça et avec ce fait que la presse a totalement perdu son rôle de prescripteur. Paradoxe que des films qui ont une couverture critique immense et élogieuse soient des flops économiques complets et en même temps cela permet d'émanciper la critique de cette fonction qui n'est pas la sienne. Quand j'écris mon texte, je n'ai pas envie de dire c'est bien, c'est pas bien. Je suspends toute idée de jugement qualitatif. Ça transparait quand même mais je ne suis pas là pour rendre un arrêté. Ça libère la fonction théorique de la critique. La critique de jugement, c'est un peu la critique culinaire : "j'aime j'aime pas, j'ai pas bien mangé". C'est un peu recommander un film comme on recommande un restaurant, ce qui n'est pas le rôle d'un texte. La critique a une fonction théorique. La critique nait avec Baudelaire, Diderot qui n'avaient pas pour but de vendre les tableaux de Greuze ou Delacroix mais d'accompagner un mouvement artistique par un mouvement intellectuel qui en soit la continuation logique. Cela permet de revenir sur des bases qui ont été en cinéma celles des années 60-70 et qui, dans les années 80, ont pas mal disparues mais qui étaient là pour élever la pensée à la hauteur des phénomènes esthétiques. Discuter de l'état des images, de l'état du monde, c'est faire une critique plus symptomale que culinaire. Le but est, à partir du cinéma, inférer un constat sur une certaine configuration contemporaine. La libération de la critique par rapport à son professionnalisme qui tend à être avarié et de l'autre son rôle prescripteur, c'est justement de pouvoir de plus en plus rentrer dans ce mode de discours plus réflexif et moins gustatif.
R. N. : Peut-être que l'une des questions qui se posent et vaut finalement autant pour internet que pour la presse, c'est pourquoi on continue de jouer cette pièce hebdomadaire où l'on va mettre un film en haut avec cinq étoiles ou un bonhomme qui rigole. Pourquoi on continue de jouer cette comédie de la critique semaine après semaine alors que l'on sait très bien que ça ne vaut rien ? On continue, dans le peu de place qui nous reste, à enfiler des adjectifs pas opérants. Ils seront peut-être repris sur une affiche mais au même titre qu'un tweet. Est-ce qu'il ne faudrait pas remettre en scène la critique, l'écrire différemment sur internet ?
M. P. : Cela confirme qu'il n'y a pas de clivage entre critique presse et critique en ligne, hélas pourrait-on dire car celle-ci reproduit ce jeu tous les mercredis (et on est les premiers à le faire). La critique internet ne fait que reproduire ces symptômes alors que l'espace pour la critique diminue dans les journaux et qu'il y a de plus en plus de films qui sortent.
T. R. : J'ai d'abord travaillé dans des espaces web qui n'avaient pas la contrainte d'espace et la pression des ventes et qui pouvaient penser plus profondément le cinéma et ne pas becqueter l'actualité. Il se trouve que maintenant je travaille aux Inrockuptibles et dans des revues qui suivent l'actualité et je n'ai pas l'impression que l'un soit destructeur de l'autre car je n'ai pas pour autant perdu mes copains d'avant ! La critique ne remplit pas qu'un seul rôle. Le rôle prescripteur existe encore. I est plus ignoble qu'auparavant au sens étymologique (non noble). Il y a une demande pour ça. Elle s'est amenuisée parce qu'il y a une prescription par le bouche à oreille organisé sur internet ou AlloCiné mais elle existe encore et ça ne m'est pas désagréable de participer à cette petite pièce hebdomadaire qui parfois donne des textes plus brefs mais aussi plus percutants que ce qu'il est possible de faire en 20 000 signes. Je gagne aussi ma vie dans une revue qui s'appelle Stylist, un gratuit féminin distribué dans le métro (autant dire Méphistophélès), dans lequel j'écris des critique hebdomadaires très courtes de 400 signes sur deux ou trois films. C'est moins sexy que d'avoir de la place comme aux Inrock ou sur Internet mais c'est aussi un challenge intéressant de pouvoir parler au plus grand nombre de cinéma dans un format aussi réduit. On peut aussi baisser les bras et ne faire que relayer un synopsis et pas se creuser la tête mais j'ai à cœur de continuer comme ça.
S. M. : Pas la peine donc de reconduire le clivage entre le net et le print. La vraie plaie pour moi, c'est l'actualité dont les médias traditionnels sont esclaves. Je viens d'une revue universitaire de cinéma, d'un webzine puis d'un blog. Rien ne me prédestinait à rentrer dans un quotidien dont le nom même indique que cela exige beaucoup de réactivité et beaucoup de compromis avec tout ce qui entoure l'actualité. On n'a pas cette contrainte de la pression des distributeurs. On peut écrire ce qu'on veut. La critique, je continue de la vivre comme quand j'étais bloggeuse, au sens étymologique du terme : critos en grec ça veut dire choisir; choisir et élire ses objets. Et au Monde, on a encore cette possibilité là, de pouvoir écrire sur les films que l'on veut si ce n'est défendre, en tous les cas soutenir. S'il y a une ligne éditoriale, c'est bien de porter les films que l'on a le plus aimé. Il y a aussi cette particularité du Monde de couvrir tous les films qui sortent en salles chaque semaine. C'est le seul média qui soit exhaustif (comme Télérama souligne A. F.) parler des souvent de 20-21 films par semaine même ceux programmés dans une seule salle. Le web est une extension du print dans la mesure où l'on peut retrouver une critique complète de chaque film. Donc surtout une différence de temporalité, moi c'est quotidienne, Théo c'est hebdomadaire. Je regrette et j'admire ceux qui, autour de cette table, font des articles brillants que ce soit sur Débordements, Critikat, Transfuges...Vous avez cette grande liberté de faire des formats longs ce qu'a perdu la presse traditionnelle et ce qui est une erreur tragique car il y a une demande. Je crois que c'est une erreur de condenser un texte en 3000 signes ou 400 signes. Même si on est plus impactant effectivement sur des formats cours, il y a néanmoins une perte de fonds, une perte de contenu, une perte de réflexion. Quand je lis un texte dans Répliques, je sais que je vais y trouver du contenu. Moi je n'ai pas l'occasion de m'adosser aux films et de pouvoir les réfléchir et les penser. Le clivage entre nous tous est pour moi une affaire de temporalité.
R. N. : Ma question n'était pas tant "Qu'est-ce que la critique ?" mais la place temporelle de la publication vis à vis des films. Est-ce qu'on vient avant ? Est-ce qu'on vient après ou pile le jour. Et il faut rappeler quelque chose qui est une évidence : les films ne sont pas diffusés uniformément en France et des films arrivent en salles trois ou quatre semaines après la sortie parisienne. Quelle est la durée de vie d'un article dans un quotidien, dans un hebdomadaire ? Le problème n'est pas tant que l'on puisse parler très longuement trois semaines après d'un film sur internet, c'est que ce travail ne soit pas aussi fait dans la presse. La presse me semble incapable de marier les temps. Certes, il faut être là ; il y a urgence à défendre un film fragile diffusé sur quelques copies mais il faut aussi y revenir. Internet prend-il en charge cette mission ? Et en tous cas, il faut marier ces temps dans les revues papier. On peut penser la critique à partir de cette temporalité, de temps de l'écriture.
L. S. : Je voulais revenir sur ce que disait Morgan tout à l'heure sur la défense des films. Je ne pense pas du tout que ce soit un terme impropre. Les films ont besoin d'être défendus, non pas contre des attaques supposées mais contre l'indifférence. Lorsqu'il y a 20 films qui sortent par semaine, ça veut dire que 17 vont tomber dans l'oubli. Il y a un rôle de la presse qui ne passe pas tant par la prescription au public, au lectorat. A mon avis, la critique joue encore un rôle assez important dans l'économie du cinéma mais pas forcement très rétribué et dont les critiques ne sont pas forcement conscient qui est dans la suite de la carrière d'un auteur. Un film français qui est beaucoup défendu par la critique, même s'il fait très peu d'entrées en salles, sa revue de presse positive pourra lui permettre des financements pour un second film, d'être sélectionné en festival car les programmateurs regardent les critiques et même d'avoir une sortie en salle si le film a été critiqué dans un festival.
A. F. : On ne parle pas beaucoup des éreintements, des mauvaises critiques. Défendre un film c'est aussi l'affirmation d'un goût, d'un ego. Des textes violents, rageurs des textes anti, curieusement j'ai l'impression qu'il y en a de moins de moins (sauf sur Débordements ou sur le web pour les articles du Monde fait-on remarquer). Historiquement, on appartient à des journaux où l'on attend des critiques. La comédie de la semaine, on nous la demande encore. Peut-être pas autant qu'avant ; il faudrait faire des enquêtes que l'on ne les fait pas. Et tout à coup on voit arriver un afflux de contenus généralement gratuits sur le net qui sont généralement meilleurs que nos contenus payants parce qu'ils disposent de plus de place et sont plus spécialisés. Comment résoudre ce problème ? Ecrire sur la culture au sens large, écrire sur le cinéma c'est faire de la critique. Ce n'est pas la portion congrue. Moi je suis beaucoup plus frappé par la standardisation des entretiens avec les cinéastes, la standardisation de tout ce qui peut être texte d'accompagnement ; qui pour moi font partie du métier d'écrire sur le cinéma, de la fonction critique et qui aujourd'hui, pour des problèmes de globalisation du marketing, sont de plus en plus difficiles. Un exemple très concret, quand je suis arrivé à Télérama à la fin des années 90, les critiques spécialisés avaient encore le temps d'aller voir les metteurs en scène étranger dans leur ville, chez eux, et de passer du temps avec eux. Aujourd'hui, à cause de la multiplication des supports et de la compression permanente des temps marketing dédiée à la sortie des films, il n'est plus possible de le faire. Des textes critiques, on en trouve partout mais des textes non critiques qui disent le cinéma en train de se faire aujourd'hui, il y en a moins qu'avant.
S. M. : Je suis ravie de cette démocratisation. La pensée de cinéma n'est pas figée ; elle doit être sur différents supports, le reflet de ce qu'est le cinéma aujourd'hui. On n'en a pas parlé mais dans l'intitulé de la nouvelle critique, il y a aussi cette façon de la critique de s'adapter aux nouveaux objets et aux nouveaux modes de consommation, de voir ou de parler des films et des séries. Qui dit nouvelle critique dit aussi démultiplication des supports et par ricochet de nouveaux modes d'expression critique. Je ne suis pas vissée à une critique traditionnelle même si j'écris pour un quotidien qui est une vielle dame, un peu coincée mais une vieille dame. Il faut se réjouir de l'exhaustivité, de traiter de tous les films même en 2500 signes pour rendre compte de tous les objets. Les films fragiles, les films autoproduits ou programmés dans deux salles ont besoin de soutien. Il peuvent être programmés plus largement suite à un soutien critique. C'est un très fort soutien pour un jeune auteur.
A. F. : Il faut parler du maximum d'objet, c'est évident. Mais aujourd'hui la couverture des sorties de la semaine ne couvre pas le champ des objets disponibles sur le marché du cinéma. Des films sortent en DVD, directement en VOD, directement accessibles sur Netflix. Rester sur l'illusion que la couverture de la totalité des films de la semaine, c'est la couverture de la totalité des objets disponibles pour le spectateur aujourd'hui, c'est une erreur de la critique papier traditionnelle. Elle ne correspond pas aujourd'hui à la façon dont les gens voient les films car le corpus est immense et il arrive partout : des autoproduits, il y en a aussi sur Vimeo, sur dailymotion payant. Où mettre la barre ? On ne peut pas tout couvrir mais penser tout couvrir, je crois que c'est une erreur.
T. R. : La plus grosse farce à ce sujet, c'est d'assujettir la critique des séries aux sorties de coffrets DVD qui est une idiotie par rapport à ce qu'est la consommation de séries. La presse ne peut pourtant pas faire autrement parce que le faire c'est envoyer à l'ayant droit un mauvais signal qui est "on l'a téléchargé comme tout le monde" et du coup on leur en parle pour leur conseiller de le télécharger à leur tour. C'est effectivement un dysfonctionnement dont on ne sait pas trop comment s'en sortir vite. Au rythme hebdomadaire des attachés de presse, de tout un petit édifice professionnel qui fabrique de la critique sur les sorties salles, il faudrait substituer une critique beaucoup plus complexe, une parole critique sur les images en mouvement qui les prendrait toutes en compte.
A. F. : Pour moi, l'un des événements majeurs dans le monde du cinéma ces derniers temps, c'est la sortie de la version longue de Nymphomaniac DVD puis en VOD. Presque tout le monde est passé à côté sous prétexte que c'est une sortie DVD. Pourtant j'ai plus envie de lire sur cela que sur ce qui est sorti dans une seule salle.
R. N. : Le cinéma se trouve hors le cinéma tout comme la critique se trouve hors de la presse. Peut-être qu'il y a un travail de défrichage qui n'est pas assez fait, sur Vimeo par exemple, car de jeunes cinéastes utilisent ce moyen comme nous on utilise Internet. Mais il y a aussi un travail sur la forme possible que pourrait prendre la critique qui n'est pas fait non plus. Je ne vois pas beaucoup d'exemple d'une nouvelle critique qui ne ressemble pas à la forme écrite. Quand on pensait la critique internet dans les années 2004-2005, quand Les cahiers du cinéma mettent en place leur site, ils ont l'idée de faire des vidéos, des montages, d' utiliser des outils informatiques pour créer des relations et on se retrouve finalement aujourd'hui majoritairement face à des textes. Je n'ai rien contre les textes mais est-ce qu'on s'est suffisamment emparé de cet outil là, ou est-ce que la critique fonde son rapport à la mémoire, à l'objet par l'écrit exclusivement ?
T. R. ou M. P. ? : Pourquoi effectivement on ne prolonge pas plus le texte avec d'autres moyens. Sans doute pour des raisons techniques. Il est plus facile de manier un logiciel de traitement de texte que d'avoir une caméra et de faire du montage. Seule la télévision parle de cinéma en faisant du montage par exemple avec sur ARTE l'émission Personne ne bouge. Mais cette pratique n'est pas prise en compte par des amateurs. Débordements fait des montages, si ce n'est de vidéo, de textes et d'images qui innovent. Je crois qu'à Zinzolin on a fait des choses dans la façon dont on a mis en scène les traditionnels Top10 de la fin d'année 2013 avec des montages photos. Mais la vidéo n'est pas investie par la critique semi professionnelle.
L. S. : Des youtubeurs se filment dans un dispositif très simple. On en pense ce que l'on veut (à mon avis le texte reste le lieu privilégié de la pensée), mais cela existe. Il existe aussi des podcast d'émissions de radio (Critikat, Outsiders..) mais calquées sur un mode radiophonique classique.
R. N. : Pourquoi pas encore de critique godardienne d'essai audiovisuel ? Pourquoi on ne monte pas le film pour en parler à sa sortie sauf, peut-être, à l'étranger ? Mais pourquoi le texte est si important à la critique même pour la beauté de l'exercice de la description écrite ?
G. B. : La forme vidéo n'a pour moi aucun intérêt si c'est juste un texte oralisé sans la liberté du lecteur par rapport au texte. Dans la vidéo, la vitesse de défilement est imposée. La critique est quand même un genre littéraire à la base. Godard a toujours revendiqué de parler du cinéma avec des moyens du cinéma. Les histoires du cinéma sont des critiques de films avec des films. Flottement du statut de la critique par rapport à l'art où il y a cette tentation propre à la critique chez Baudelaire chez Blanchot, chez Bory ou chez Daney ce dé, sir d'art qui contamine la critique qui se conçoit come un art puisque c'était d'abord un genre littéraire Cette approche est propre à la critique et la différencie du journalisme qui n'a pas de prétention à l'esthétique à ce désir de style, d'émotivité intellectuelle. Dans quelle mesure la critique se sépare-t-elle de l'art qu'elle prétend critiquer ?
T. R. : C'est peut-être du jeunisme mais je donne beaucoup de valeur à l'oral. Ce n'est pas assez présent. J'ai commencé à m'intéresser à la critique tardivement mais c'est une émission du Cercle à 15-16 ans qui a décidé de ma vocation de critique en étant frappé par un raisonnement. L'oral est une autre pratique du texte mais on ne doit pas placer l'une au-dessus de l'autre. Il y a une grande noblesse à l'aisance et à la volubilité orale comme grande noblesse à l'aisance écrite. En légitimité, le texte est roi mais l'oral gagne à avoir plus de place. L'émergence de format critique vidéo peut gagner là sa place. Les youtubeurs sont encore jeunes et je n'ai pas encore entendue une parole critique à laquelle m'attacher beaucoup mas je n'exclus pas que cela soit le cas bientôt.S. M. : La vidéo autorise de nouvelles expériences. Cinéma 93-cinéma connecté est le nom d'une expérience menée par trois cinémas en duplex avec un panel de critiques à laquelle j'ai participé. Trois films d'actualité étaient proposés dans les salles et le public choisissait le film qu'il voulait voir après avoir écouté les arguments des critiques puis demandait des comptes aux critiques à l'issue de la séance. La salle est ainsi au cœur de l'expérience et permet au critique de retrouver un vrai public et de voir légitimer son choix. Expérience unique et valorisante car on peut mesurer l'impact de sa critique pour orienter le goût du public et obtenir un retour dans un débat passionnant ensuite. L'expérience va être reconduite avec d'autres salles en France. La critique est en effet habituellement un exercice extrêmement solitaire. Le texte est envoyé et il n'y a pas beaucoup de retours (sur les sites internet, les retours sont souvent négatifs). Réintroduire du débat, les experts parlent d'abord entre eux mais ensuite avec tout le public. Ce type d'expérience pourrait être poursuivi aussi sur le web.
R. N. (ironique) : La Nouvelle critique serait ainsi un mixte entre ciné-club à l'ancienne et téléréalité ?
S. M. : c'est une manière de beaucoup caricaturer les choses. Ce n'est pas de la téléréalité dans la mesure où le rapport aux spectateurs et à la salle a une certaine noblesse.
R. N. : Oui c'était une formule a l'emporte pièce. Mais il y aussi avec Répliques la volonté non seulement d'écrire un texte mais d'aller aussi ensuite dans les salles et en parler.
M. P. : On a toujours à cœur de défendre et soutenir, accompagner (pas un terme guerrier :), de se faire le relais de cinéastes avec lesquels on a travaillé en faisant de longs entretiens de 30 à 40 pages pas uniquement pour la publication mais pour ensuite accompagner la revue dans les salles et produire ainsi un cercle vertueux . La prépondérance du texte tient peut-être au fait qu'Internet est trop jeune pour trouver autre chose que du texte. Il y a même un retour du papier comme le tentent Débordements et Zinzolin. Le papier n'est pas plus noble mais facilite le rapport à la lecture surtout pour texte long pas toujours agréable à lire sur un écran d'ordinateur.
R. N . : Théo Ribeton a en effet publié un numéro de Zinzolin consacré au cinéma mumblecore. Mais peut-être, pour clore sur une touche un peu funèbre, faudrait-il aborder la question de la mémoire de l'internet. Sur internet Les revues se sont créées dans une espèce de joie et d'irresponsabilité totale : nous n'avions pas à prescrire mais à écrire ce qu'on voulait quand on voulait. Ces revues persistent pendant un certain temps, un certain nombre d'années. Mais fatalement, se pose la question : peut-on continuer à écrire sans être payé ; à lire, relire et corriger des textes ? Que faire pour que ces lieux que l'on a créés aient une mémoire. Les gens qui entrent aux Cahiers du cinéma ont 60 ans d'histoire sur le dos. Comment peut-on la construire la mémoire des revues internet et comment peut-elle vivre ?
T. R. : J'ai lu une citation récemment de Fabrice Epelboin qui enseigne à Sciences-po : "Sur internet le temps ne s'écoule pas, il s'accumule". L'archive sur Internet c'est une immense bibliothèque très mal rangée qui se garnit toujours, de façon gargantuesque. On s'est rendu compte à Zinzolin que le papier circule mieux. La parole circule mieux en publiant un bouquin sur le mumbelcore que si on avait fait quinze articles sur le sujet sur le site.
G. B. : La vie des papiers sur Internet. Il y a une explosion le jour de la publication puis, ensuite, une descente exponentielle. Dès le 2e jour de mise en ligne, les consultations diminuent de 50 % et descendent ensuite très rapidement. Sauf pour les textes qui ont une espèce de survie par une diffusion virale sur les réseaux sociaux. Présentisme absolu qui est lié à Internet qui a une mémoire très courte. La vie critique sur Internet est beaucoup plus périssable, connait une date de péremption rapide alors que, par exemple les Cahiers ça dure un mois et on le trouve en bibliothèque. La BNF archive les livres publiés en France même si c'est tiré à 50 exemplaires. Par contre, la BNF n'archive pas du tout les sites de critique Internet. Il y a un déni de l'internet en général, considéré comme vaporeux et destiné à un décès assez rapide.
A. F. : Sur l'accompagnement du public et ce qui reste de prescription , petite minute corporate: Télérama organise un ciné-club, Les inconnus du ciné-club, une fois par mois dans une petite salle qui n'a pas une vocation de vaste diffusion. Mais on a surtout un festival tous les ans en janvier sur les choix de la rédaction sur des films de l'année passée, organisé avec l'AFCAE, qui connait un succès qui ne se dément pas et qui reste une force de prescription massive.
L. S. : Sur les sites internet, on sait qu'un texte publié le mercredi sera lu 17 fois plus que s'il est publié le jeudi ou le vendredi. L'importance de la date de publication dépend toutefois des sites. L'aspect démocratique de la publication en ligne dans le rapport au public. Ce n'est pas le rapport au public direct en salle comme en a parlé Sandrine. C'est mieux de recevoir un courrier, même une lettre d'insulte que de voir cette même insulte directement sous l'article publié. Faut-il activer ou pas les commentaires en dessous des articles ? Une discussion visible par tous en dessous de l'article ? Le lieu de publication doit-il être le même que le lieu de discussion ?
R. N. : En général, on en est un peu revenu : la majorité des sites n'activent pas ce dispositif du moins Critikat, Zinzolin, Débordements, Répliques. En revanche Les inrock, Le Monde et Télérama le font.
A. F. : L'égo des critiques n'aime pas être contesté ?
T. R. : Sur Critikat on a un courrier des lecteurs. C'est très désuet. Mais les commentaires se font ailleurs. Mais les textes migrent et les discussions se font sur un forum. Simplement on ne se fait pas descendre en trois phrases en dessous du texte que l'on a mis des heures ou des jours à écrire.
Questions du public :
Question : Y-a-t-il une volonté d'échange avec le public sur internet qui n'apparait pas dans la presse ?
G. B. : Les insultes viennent surtout après un article négatif. En général on n'a pas le temps de répondre surtout lorsque l'on ne perçoit pas une vraie volonté d'échange dans une critique lapidaire ou élogieuse de l'article. Internet ne connait pas son public contrairement aux journaux qui s'adressent à une frange sociologique ou politique particulière. Pas de classe sociale ou de public prédéfini pour les sites internet ; pas de visage pour ce public. Les sites créent leur public. Le texte invente son public et on ne dispose pas de statistiques sociologiques sur le public.
A. F. : Un journal a déjà son public que l'on imagine d'ailleurs un peu à son image. Critiques et spectateurs sont proches aujourd'hui. Télarama a lancé aujourd'hui un appel à témoignage sur ce qui fait que le spectateur se déplace en salle. C'est plus compliqué de défendre cinq films d'auteurs par semaine auprès d'un public informé qu'il y a trente ans avec un seul film d'auteur par semaine. L'information de base est connue du public. Il faut passer d'une critique où on déroulait un savoir à une critique qui serait le partage d'une expérience de la salle. Par tradition, la critique anglo-saxonne a toujours été plus empirique, plus proche de ça. C'est davantage le partage d'une expérience de la salle : je vous raconte ce que j'ai éprouvé. Alors que la critique française a toujours été une critique plus ex-cathedra. Cette critique ex-cathedra ne peut plus exister. D'abord parce que le savoir est éparpillé entre énormément de gens et qu'aujourd'hui un amateur éclairé est souvent plus pertinent que nosu qui avons quinze films à critiquer par semaine. Un bloggeur qui se concentre uniquement sur un film de Hong Kong est évidemment plus compétent que moi qui suis obligé d'aller voir aussi bien La famille Bélier qu'un film plus pointu. La frontière entre le critique et le public est de plus en plus friable et de moins en moins étanche.
T. R. : Le public écrit très peu en fait. Il n'est pas demandeur d'échanges. Les commentaires sur facebook sont une sorte d'agitation électrostatique autour des articles que l'on ne peut comptabiliser comme une demande d'échanges. Les textes déclenchent assez peu de réactions. Les gens ne sont pas demandeurs de ça.
R. N. : Une des réponses que l'on peut voir en guise d'échange sur le site des inrock c'est quelqu'un qui va mettre un lien vers son blog. Ce n'est pas quelqu'un qui a besoin d'un complément d'information ou d'un complément de quoi que ce soit mais de quelqu'un qui a déjà sa réponse, qui a déjà son texte préparé et qui profite de la visibilité des Inrock pour faire sa publicité. Ili répond quand même d'une certaine manière par un article sur un autre article masi ça ne crée pas de dialogue.
Question : Internet n'est-il pas une façon de saisir les différents publics, ceux qui cherchent un genre littéraire ou ceux qui cherchent une création visuelle ?
M. P. : Pas sûr car un bon texte, quel qu'il soit, donne souvent envie d'approfondir et d'aller en chercher d'autres sur le net sans chercher un type de moyen pour s'exprimer.
Question témoignage : c'est un coup de génie ce courrier des lecteurs de Critikat ; biien mieux que la petite bassesse d'une note en dessous d'article...
T. R. : Critikat maintient un courrier des lecteurs papier ... mais on n'en reçoit que très peu. Le seul courrier notable avec échanges successifs... c'est celui que j'ai posté il y a quatre ans et qui m'a permis de devenir rédacteur. Trois fois seulement depuis a été activé le courrier des lecteurs.
... J'aime bien les étoiles d'AlloCiné qui différencient les avis des critiques de chaque publication et ensuite, après le film, j'aime lire un article avec un discours construit.
G. B. : AlloCiné ne reconnait que Critikat comme site internet parmi les avis des critiques professionnels ce qui traduit bien le manque de reconnaissance des critiques en ligne. Heureusement se constitue une association mondiale des critiques de cinéma en ligne, pour l'instant ambryonnaire et assez rigolote. La critique en ligne est très vivace en Italie, en Espagne, en Amérique du sud parfois sur un mode plus originale. Que fait-on aussi des articles qui nous arrivent de l'étranger ? Que faire lorsque Le New Yorker écrit un texte magnifique un mois avant nous sur un film déjà sorti aux USA ?
Question : Internet n'est-il pas le lieu privilégié pour prendre le temps de penser des correspondances entre les films, de revenir sur un film ?
R. N. : oui mais Positif le fait aussi ou Les cahiers qui ont passé six mois de 2012 sur Holy moteurs ou bien encore Sofilm. Le format papier est revenu sur Sexy danse 3D, deux ou trois mois après car le film n'avait pas été présenté en projection de presse. Le corpus à étudier est large : un film reste trois quatre semaines en salles puis existe en DVD ; sa vie est ainsi très longue et pourtant, effectivement, la comédie des sorties continue.
Question : La critique peut-elle nouer un dialogue avec un cinéaste, lui renvoyer la balle ?
G. B. : Pas d'accord, on se met à la hauteur du film autant qu'on peut mais le film ne répondra jamais. Et puis il n'y a rien de pire que de faire un critique champion d'un cinéaste, c'est la mort de la critique. Certes il y a les dialogues Truffaut-Hitchcock ou Daney-Godard mais mieux vaut s'en tenir à la forme de l'entretien.
T. R. : Et aux Inrock, quand on le fait, on est accusé de copinage comme pour les entretiens de Jean-Marc Lalanne avec Christophe Honoré. L'amitié c'est ne pas seulement dire du bien mais être capable de dire "votre film ne va pas".
Question : retrouve-t-on des gens qui font avancer la penssée sur le cinéma?
G. B. : Faire émerger des idées sur cinéma c'est ce que pourrait produire des dialogues avec les cinéaste. Des critiques l'ont fait : Bazin, Daney. C'est l'influence que pourrait avoir Burdeau aujourd'hui.
Question : Pensez-vous être indépendant alors qu'il y a quand même un poids de la critique sur l'économie de certains films ? Pratiquez-vous une autocensure par rapport à la ligne éditoriale du journal ?
L. S. : L'indépendance est d'autant plus facile que, même si on est reconnu, on n'est pas rétribué. Ce qui nous motive, c'est donc le texte le plus intéressant à écrire sur un film qui mérite d'être défendu.
T. R. : Nous n'avons jamais reçu un de coup de fil d'annonceur mais la censure peut être plus pernicieuse. Critikat et la sélection ACID du festival de Cannes ont longtemps entretenu de bonnes relations qui a débouché sur un partenariat et la possibilité de voir les films en avance. Difficile alors de ne pas faire un texte positif même si on aimait moins les films.. ce qui est justement arrivé l'année du partenariat. Le bénévolat n'est ainsi pas garant de l'indépendance. C'est aussi ce qu'a révélé le "Brunel Gate" de l'an dernier. Camille Brunel, critique pour Independencia, suivait le festival de Brive, bénévolement mais gratuitement et a brisé la connivence entre le jeune cinéma français, défini comme tel par les couvertures du Monde ou Des cahiers et leurs petits frères du court-métrages et la nouvelle critique en ne publiant pas, pour une fois, un texte positif. La dépendance n'est pas toujours là où on croit. On est parfois plus libre dans un grand journal, ou une grande revue.
S. M. : Le Monde établit un partenariat avec un film qui a plu à la rédaction. C'est un choix collectif qui s'inscrit dans sa ligne éditoriale du journal. On n'est ainsi jamais dans le cas où, parce qu'un distributeur a payé un encart, il faut défendre le film. Cette pratique existe ou a existé dans les webzines. Le trafic d'influence existe : il émane des distributeurs, des attachés de presse qui essaient d'orienter la critique que l'on va écrire, de nous modèrer pour assurer au film une visibilité. Il appartient à chacun de nous d'y résister.
R. N. : Un dernier conseil : pour préserver votre indépendance, ne soyez jamais ami sur Facebook avec l'attaché de presse d'un distributeur.
Retranscription : Jean-Luc Lacuve le 22/02/2015