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Editeur : Blaq out. Novembre 2012. 20 €.
Librement inspiré de l'histoire de Goethe, Alexandre Sokourov réinterprète radicalement le mythe. Faust est un penseur, un rebelle et un pionnier, mais aussi un homme anonyme fait de chair et de sang conduit par la luxure, la cupidité et les impulsions. Avant le récit en deux parties de Goethe, le mythe de Faust avait fait l'objet de plusieurs textes. Le Faust de Murnau, entre tons épique et baroque, pourrait se rapprocher de la pièce de Marlowe. Probablement, aujourd'hui, l'infidèle adaptation de Sokourov devient-elle le meilleur équivalent cinématographique de la forme lyrique, inquiète, obscure et mystérieuse choisie par l'écrivain allemand. Si l'on peut être touché par le Faust de Murnau sans rien connaitre du récit de Goethe, il n'en est pas de même ici. Certains y verront une faiblesse. Mais, pour Sokourov, aimer la peinture ou la littérature est un préalable à l'amour du cinéma. Ainsi, seul le spectateur érudit trouvera vraisemblablement plaisir au film. Mais cette érudition peut être acquise a postériori -et bien peu- comme l'auteur de ces lignes, encouragé par le film à parcourir le texte. Grandeur du cinéma quand il dialogue avec la littérature, c'est à dire quand il la transforme et la bouscule pour en faire comprendre les enjeux. Faust au XXIe siècle Sokourov a créé son propre style cinématographique. Esthète, perfectionniste et expérimentateur, Sokourov travaille la matière même de l'image, la distord avec l'anamorphose, joue avec la lumière avec des filtres de couleurs. Il évite toutefois le maniérisme car, pour lui, l'expérience sensorielle de la nature est transfigurée par l'art. Ainsi son lyrisme de l'image emprunt-il aux arts plastiques des XVII au XIXe siècle et rattache le cinéma, pour lui art mineur, à la peinture ou la littérature. Les thèmes de la mort, du temps, de la filiation et de la séparation et les motifs de silhouettes fragiles et maladives, des êtres solitaires accablés par la perte, la mort d'un proche, d'un amour sont prédominants dans son uvre. Sokourov magnifie, la présence de l'esprit dans des environnements naturels souvent difficiles. Par son style et sa thématique, le Faust de Goethe ne pouvait ainsi que passionner Sokourov qui en profite aussi pour compléter par ce film sa tétralogie du Mal inaugurée avec Moloch (1999) et poursuivie avec Taurus (2000) et Le Soleil (2004). Centrés sur les figures d'Hitler, Lénine et Hiro Hito, les trois incarnations d'un exercice du pouvoir absolu avaient été abordées dans l'intimité quotidienne de dictateurs au moment de leur chute. Peut-être ici c'est à la chute du diable, vaincu par l'inextinguible soif d'amour et de savoir (les geysers) de Faust à laquelle on assiste. L'amour et le savoir pour se libérer du diable Sokourov parcourt les deux parties du récit de Goethe. L'ouverture avec ses images de synthèse renvoie au prologue : «De la création déroulez les tableaux,
alors que le quatrième acte de la dernière partie, avec Faust dans la montagne, est retracé à partir du moment où il enfile l'amure que l'usurier lui impose. L'étoffe blanche du début pourrait être une métonymie de Margarete et du ciel alors que l'armure finale est celle de son engagement au service de l'empereur et, partant de l'enfer. La victoire finale sur la mal intéresse moins Sokourov que la parcourt inquiet et torturé qui l'y a conduit. Lié par un pacte de sang dans une époque troublée, l'homme et le diable sont étroitement mêlés. La modernité ne viendra que lorsque la séparation sera effectuée par courage ou par tromperie, en fouillant les entrailles des cadavres ou en caressant la peau jeune et douce de la belle Margarete. Faust, bien pauvre héros, inquiet, mal nourri, sans encre pour écrire "trop vieux pour jouer encore, trop jeune pour être sans désir" a eu besoin de la méditation de l'amour pour gravir ce chemin. Faust par son désir entraine Margarete dans l'abime. Magnifiques plans de douceurs blanches et dorées, entre icone russe et pureté virginale, qui ne cessent de représenter Margarete. Celle-ci pressent sa fin, habillée de noir et gonflée de désir quand Faust lui touche la main. Sokourov déplace la mort de Valentin très tôt dans le film et non à la fin de la première partie comme pour mieux marquer la liaison entre l'amour et la mort. Faust bascule avec Margaret dans le bleu profond d'une eau claire. Celle-ci en mourra sans que l'on sache, comme chez Goethe, si elle a été sauvée. La voix de Dieu est en effet ici singulièrement absente. Une phrase de dialogue nous avait informés que seul le diable croit encore en Dieu. C'est en se séparant du diable par la connaissance que Faust engage l'humanité dans la voie de la modernité. C'est en effet d'abord la curiosité qui attache Faust à l'usurier. Comment celui-ci a-t-il survécu à la cigüe ? La promesse de vingt-quatre ans de jeunesse et de pouvoir donnée par le Méphistophélès de Goethe est ici remplacée par l'espérance, jamais formulée mais tellement liée à l'intimité du personnage, de parvenir à percer par l'observation le secret de l'usurier. Cet espoir dans la connaissance, Faust en donnera une nouvelle preuve lorsque, conduit au sommet de la colline, il s'enthousiasme sur le mécanisme des geysers. "Celui qui s'efforce toujours et cherche dans la peine, nous pouvons le sauver" chantait Dieu chez Goethe. Ici c'est Faust qui trouve le courage d'ensevelir le diable sous les pierres et de rebâtir une hypothètique connaissance sur d'autres bases plus modernes, désolées encore, mais sans diable ni Dieu.
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