2 avril 2001. Datong, ville minière au nord de la province du Shanxi. La belle Qiao tient une salle de jeu où Bin, le patron respecté de la pègre locale, a ses habitudes. Qiao est amoureuse de Bin et admire le calme avec lequel il règle les conflits. Ainsi, lorsque le mielleux Jia refuse de reconnaître sa dette envers quelqu’un, Bin lui fait avouer la vérité devant la statue du seigneur Guan qui représente la loyauté et la rectitude, le totem spirituel de la culture du Jianghu. Plus tard, le clan de Bin pratique le rite alcoolisé des cinq lacs et quatre mers loyauté et droiture
Qiao souffre de la désolation de la région qui fait suite aux fermetures progressives des mines de charbon dirigées par Liu Jinming. Elles laissent son père non seulement en mauvaise santé mais aigri envers les potentats communistes locaux. Il déverse vainement sa haine de syndicaliste dans la radio de l'usine, la nuit, à moitié saoul. Qiao voudrait profiter de ce que la population ouvrière est invitée par les autorités à se relocaliser avec son industrie minière dans la province du Xinjiang, à l’extrême nord-ouest du pays pour y exploiter du pétrole, pour y refaire sa vie. Elle propose à Bin de l'accompagner mais celui-ci compte bien davantage sur la reconstruction moderne promise à la région pour installer son système mafieux.
Qiao se résigne. Elle va danser le soir sur YMCA des Village People, musique disco occidentale qui envahit les boîtes de nuit. La ville semble promise à un juteux marché de promotion immobilière sous leur coupe. Bin est en effet le lieutenant de Er Yong, principal promoteur immobilier de Datong. Er Yong pense à se retirer, plus intéressé par les danses de salon pour lesquelles il a engagé madame Ma et son partenaire qui font une démonstration sur cha cha cha de Finzi Contini. Peu de temps après, Bin et Qiao se rendent dans le village natal de Er Yong qui vient d'être tué par une bande rivale, plus jeune, irrespectueuse des traditions et semblant venir de nulle part. Les funérailles sont organisées sous la direction de Bin avec une danse de madame Ma. Mais les coupables ne sont pas arrêtés. Pire, un peu plus tard, Bin est victime d'une attaque où il ressort avec une fracture d'un tibia. Qiao appelle Li Xuan son second à la rescousse. Les agresseurs, Zhuang-le-grand et Zhuang-le-petit, sont retrouvés. Qiao et Bin les laissent partir. Bin regarde Black vengeance (Taylor Wong, 1987) à la télévision. Tout juste rétabli, Bin se promène à la campagne avec Qiao et lui apprend à tirer au revolver. Pour elle, rien n'est plus pur que la cendre du volcan. Tout ce qui brûle à haute température se purifie. Un "étudiant" que Bin a fait protéger en prison lui présente sa sœur, Lin Jiayan (Hirondelle de la maison) et une grosse somme d'argent en guise de reconnaissance.
Un peu plus tard, c'est sa voiture qui est attaquée par une bande de motards dans une rue de Datong. Li Xuan qui conduisait est lynché et lorsque Bin descend pour se défendre à son tour, il ne peut faire face au nombre de ses agresseurs. Qiao sort alors de la voiture en brandissant son arme. Elle tire deux fois en l'air pour éloigner les truands (chanson Une nuit d'ivresse de Sally Yeh).
Le port d'arme illégal est passible d'une lourde peine mais Qiao refuse d'avouer que l'arme appartient à Bin. Celui-ci ne reste qu'un an en prison mais Qiao prend cinq ans Elle reçoit la visite de son amie Qing sans jamais recevoir la visite de celui pour lequel elle s'est sacrifiée. Les prisonnières sont envoyées dans une prison moderne, très éloignée de Datong.
2006. Ayant purgé sa peine, Qiao se rend dans la ville de Fengjie en amont du barrage des Trois-Gorges La construction du barrage monumental touche à sa fin et cause des déplacements de population importants. Qiao aborde à Badong et espère y retrouver Bin. Dans le bateau, une femme lui vole ses papiers et son argent. C'est l'étudiant qui l'accueille et l'informe que Bin a pour projet une importante usine électrique. Il la laisse avec sa sœur qui lui apprend qu'elle est la compagne de Bin. Qiao souhaite que Bin vienne lui dire lui-même qu'il la quitte mais, alors qu'il est caché derrière la porte, il ne le fait pas.
En marchant dans la ville, elle écoute un chanteur qui exprime son interrogation de savoir combien de fois l'amour revient. Le jeune chanteur lui donne une rose de plastique. Elle l'offre au maître de cérémonie de mariage. Elle se fait ainsi passer pour l'amie d'enfance de la mariée et peut enfin se restaurer.
Le lendemain matin, Qiao croise la femme en noir qui l'avait volée et récupère ses papiers. Parmi les riches invités, elle repère un homme et tente de se faire passer pour la sœur d'une maîtresse qu'il aurait abandonnée. L'arnaque ne prend pas mais répétée auprès d'un garçon plus jeune, Qiao parvient à obtenir une belle somme d'argent. Elle se rend alors en moto à l'usine. La pluie interrompt son périple et son conducteur, ne doutant de rien, lui propose de faire l'amour. Elle profite de sa naïveté pour lui voler sa moto. Elle porte plainte pour tentative de viol à l'usine électrique. C'est en fait un moyen de faire venir Bin. Celui-ci refuse de l'emmener chez lui et ils louent une chambre d'hôtel. Amère, Qiao, qui a perdu son père, constate que Bin la rejette pour s'inscrire dans le parcours d'une nouvelle réussite après avoir tout perdu après sa sortie de prison. Il allume un dérisoire brasero qui éloigne la malchance et la quitte. Le soir dans la salle de concert, le chanteur reprend la chanson sur le retour d'un amour.
Qiao reprend le train seule et rencontre un homme qui prétend monter un parc d'attractions sur les ovnis dans la province du Xinjiang dans le lointain nord-ouest. Elle aussi dit en avoir vu, une fois. Elle le suit vers Urumqi avant de s'apercevoir que c'est un mythomane. Néanmoins, la vision dans le ciel illuminé par l'orage d'un ovni l'apaise.
2017 La gare de Datong s'est modernisée. Bin attend, assis sur un fauteuil roulant. Qiao est surprise de le retrouver aussi mal en point. Elle l'installe néanmoins chez elle avec les égards d'un ancien chef. Li Xuan le respecte mais tous ne le prennent pas ainsi et Jia humilie Bin en gagnant son fauteuil roulant au jeu. Qiao contacte un spécialiste pour venir à bout de la paralysie de Bin qui fait suite à une hémorragie cérébrale due à l'alcool. Elle lui dit ne plus rien ressentir pour lui, se conformant seulement à l'éthique de son milieu: dans la pègre on parle de droiture. Elle ajoute : Tu n'en fais plus partie; tu ne peux plus comprendre. Bin se remet progressivement et ils vont une nouvelle fois dans la campagne où, autrefois, il lui apprit à tirer. C'est elle qui dorénavant l'aide à marcher. En revenant, il tente de lui prendre la main. Elle la retire.
1er janvier 2018. Alors que des caméras vidéos sont installées partout pour protéger le quartier général de Qiao, celle-ci entend sur son téléphone un message vocal de Bin "Je suis parti". Elle voit en effet sa chambre vide et, vue par les caméras de télésurveillance installées, semble désemparée.
Le titre français, Les éternels, est ambigu. Il laisse supposer l'éternité de l'amour entre Qiao et Bin. Le titre international lui aussi, Ash is purest white, s'il insiste sur la cendre, laisse ouverte une possible page blanche après les rendez-vous ratés des amants sur près de vingt ans, de 2001 à 2018. Le titre initial de Jia Zhang-ke, avec sa référence à la philosophie chinoise du Jianghu, indiquait pourtant que chacun des amants sera toujours dans la marge. Ils ne vivront jamais apaisés : l'amour enfui et la violente tristesse de son évanouissement seront toujours présents.
Fils et filles des rivières et des lacs
Le titre chinois du film Jianghu Ernü (Fils et filles de Jianghu) est emprunté au dernier projet de Fei Mu, le maître du cinéma chinois des années 1930 et 1940, mieux connu pour Printemps dans une petite ville (1948). Le film dont Fei Mu avait écrit le scénario fut réalisé plus tard par Zhu Shilin. L'histoire de ce film n’a rien de commun avec celle des Eternels mais Jia Zhang-ke est sensible à son titre. Le mot "ernü" (fils et filles) désigne des hommes et des femmes qui osent aimer et haïr. L’autre mot du titre, "jianghu" qui signifie littéralement "rivières et lacs", bien qu’il soit difficile à traduire en français, évoque un monde de drames, d’émotions et, bien sûr, de dangers réels. Dans la philosophie chinoise, le terme désigne des "gens différents", par exemple de la marginalité chinoise qui comprend aussi l’univers de la pègre.
En associant les deux mots du titre, Jia Zhang-ke dit presque tout, la description un monde d’individus qui osent défier l’ordre dominant, qui vivent selon les principes moraux de la bonté et de l’hostilité, de l’amour et de la haine. Le couple du film vit en marge de la société. Ils survivent en s’opposant à l’ordre social conventionnel. Par ailleurs Jia Zhang-ke grand admirateur de ses compatriotes réalisateurs, dont John Woo et Johnnie To, utilise la bande son de The Killer lors de la scène du karaoké et de la fusillade dans la rue ainsi qu’un extrait du film Tragic Hero de Taylor Wong. Il a aussi invité les réalisateurs Diao Yinan (Black Coal), Zhang Yibai, Xu Zheng et Feng Xiaogang (I Am Not Madame Bovary) à apparaître dans des seconds rôles : "Nous ne faisons pas le même genre de films, mais ce tournage nous a rapprochés car nous étions tous les cinq confrontés à des questions de cinéma, et nous nous sommes soutenus moralement tout au long de l’aventure. Comme des frères dans le jianghu".
Fidélité à soi-même
Dans la région des Trois Gorges, au bord du fleuve Yangtsé, où la construction d’un barrage menace de faire disparaître des villes entières. Qiao, d’abord trompée, volée par une autre passagère du bateau, trompe les autres à son tour. Elle utilise les techniques de survie qu’elle a apprises en prison pour négocier sa place à la marge de la société. La dernière partie nous ramène dans le Shanxi, où Qiao a choisi de s’installer, cherchant à mener ses propres activités.
Il existe un endroit que Qiao ne parvient jamais à atteindre : le Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Qiao parcourt plus de 7 700 km dans le pays au cours de cette histoire mais revient chez elle. Le Xinjiang est ce lieu où elle n’ira jamais, moins à cause de la distance que de la difficulté à commencer une vie nouvelle. Elle refuse de rompre les liens affectifs, d’oublier ses amours, ses souvenirs et ses habitudes. Ces liens agissent comme la gravité qui retient au sol et empêche de s'envoler. La vision de l'ovni est celle de ce mirage d'une vie nouvelle.
Qiao entend encore en elle la chanson de Fengjie : "Quels sont les personnes qui valent le coup d'être attendus ? Combien de fois un amour revient ?". Dans le cœur de Bin l'économie de marché a remplacé les valeurs de la pègre, droiture, loyauté, fidélité à soi-même et aux autres. Par opportunisme, il a choisi la consommation immédiate. Bin a ainsi détruit le monde émotionnel de Qiao. C’est ce qu’elle lui dit dans la dernière partie du film, lorsqu’ils sont au stade : elle n’a plus de sentiments pour lui. Seule la rectitude demeure, la morale du jianghu. Elle l’accepte par pure humanité, avec cette même dignité qui lui interdit de lui tenir la main dans la voiture.
Ces amours tragiques du film noir atteignent une intensité bouleversante lors des quelques scènes où un objet fait retour : la bouteille d'eau fragile que porte Qiao, de Fengjie jusqu'au quai de gare où elle abandonne le mythomane parti pour le Xinjiang. Le grand saladier qui scelle la morale du jianghu et ne sert ensuite qu'à constater l'amour éteint quand Bin tente de faire brûler un journal. Le retour dans la campagne où Qiao, toujours radieuse, et Bin rendu maladroit par ses béquilles, la première fois dues aux coups reçus, la seconde aux séquelles de son hémorragie cérébrale. Même changement de tonalité entre les deux premières parties avec la bande-son : YMCA des Village People dans la jeunesse et, cinq ans après, la chanson tragique du retour possible de l'amour auprès de la personne qui vaut la peine d'être attendue.
C'est quoi le Jianghu ? S'il signifie "rivières et lacs", le terme de Jianghu désigne surtout dans la littérature les gens en marge de la société traditionnelle de la Chine impériale, tels que les bandits, les combattants, les chevaliers errants mais aussi les prostituées, vagabonds, … Le réalisateur explique : "Le couple du film [...] [survit] en s’opposant à l’ordre social conventionnel. Je n’ai pas cherché à les défendre mais plutôt à les comprendre dans leurs malheurs. […] Le jianghu appartient à ceux qui n’habitent nulle part".
Jean-Luc Lacuve, le 2 mars 2019.
Source : dossier de presse