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Mes petites amoureuses

1974

Avec : Martin Loeb (Daniel), Jacqueline Dufranne (La grand-mère), Ingrid Caven (La mère), Dionys Mascolo (José Ramos), Henri Martinez (Henri Ramos), Jacques Romain, Vincent Testanière, Roger Rizzi, Henri Martinez, Maurice Pialat (L'ami d'Henri). 2h03.

Daniel, écolier et chef d'une joyeuse petite bande, coule une existence campagnarde paisible à Pessac auprès de sa tendre grand-mère. Un jour, pendant sa communion, il ressent son premier trouble sexuel en marchant dans l'église derrière une fillette en aube blanche.

Sa mère le fait venir dans la ville voisine. Il va partager un petit appartement avec elle, couturière à domicile, et José, son ami, journalier agricole, dans une promiscuité qui, tout de suite, lui pèse. Ses espoirs : aller souvent au cinéma et poursuivre des études au collège. Mais sa mère le place en apprentissage dans un atelier de mécanique tenu par Henri, frère de José. Après l'indifférence des siens face à ses aspirations, il découvre dans le travail les rapports de force autour de l'argent et la malhonnêteté. Il arrive à se faire quelques amis, mais sa timidité l'empêche de trouver des compagnes de son âge. Même quand les scènes d'amour d'un beau film - Pandora - lui donnent du courage, il fuit après avoir caressé furtivement sa voisine.

Un jour, avec ses amis, il part à la campagne et rencontre la jolie Françoise, devant laquelle il s'enhardit. Mais après quelques baisers, elle met vite le holà : il faut se fréquenter et puis se marier. Son ami Louis, le dragueur du café, l'avait averti : "Elles veulent toutes se marier !" L'atelier ferme pour les vacances. Daniel revient chez sa grand-mère, heureux, même s'il n'a rien à raconter. Il a changé, sans doute. Il tente un geste de séduction sur une fille du village qui lui dit : "Non, arrête !".

Le film est commenté en voix off à la première personne. On pourrait donc croire qu'il est autobiographique, ce que nie Jean Eustache. Pour lui "Le récit est la somme de ce qui n'a pas eu lieu pour Daniel. La famille qu'il n'a pas eue, les études qu'il n'a pas faites, les amoureuses qu'il n'a pas eues, l'aventure qu'il n'a pas vécue. Quand le film s'achève, on peut penser que le film n'a pas eu lieu puisque rien n'a eu lieu. Il constate au cours des deux ou trois années que dure le film qu'il ne lui arrive pas les mêmes choses qu'aux autres. Alors, la fin du film, c'est en quelque sorte la somme de tout ce qui n'est pas arrivé". Ainsi ce film d'apparence beaucoup plus sage, beaucoup plus poli, beaucoup moins dialogué que La maman et la Putain, est bien plus tragique. Daniel n'a que peu d'armes pour négocier avec le monde, avec sa mère, avec ses petits amoureuses.

Une éducation brisée

Comme l'analyse Jean Eustache "Au début du film, Daniel est dans un univers familier. Il a dû naître là; il ne s'est jamais aperçu de rien. Il est un peu plus grand que ses camarades d'école; peut-être travaille-t-il mieux. Il est à son aise; il fait un peu ce qu'il veut. Et tout d'un coup, il va pratiquement dans un autre pays et il faut apprendre une autre civilisation et d'autres mœurs. Le deuxième pays dans lequel il va, on le regarde le découvrir. Dans la première partie on voit à la fois lui et le contexte dans lequel il est. Quand il s'en va, on regarde ce monde mais on le regarde le découvrir. Il n'a pas le choix, il est obligé d'essayer d'apprendre à vivre, c'est-à-dire d'apprendre comment se comportent les autres pour voir s'il peut ou non s'adapter à ça. Le fait qu’il le sache, ça ne change rien, ça ne fait que le rendre plus sensible à certaines choses. Dans l'inégalité des chances, les plus malchanceux ont en principe, l’avantage ou le désavantage de ne pas le savoir ou de s'en apercevoir trop tard. Dans ce film, il le sait dès le départ mais ça ne change rien. C'est pour ça que c'est beaucoup plus grave ou beaucoup plus important de le traiter de cette façon. Il est tellement facile d'intéresser les gens en les invitant à partager les problèmes de certaines personnes. Il y a eu beaucoup d'exemple dans ce sens; par exemple Le voleur de bicyclette où on touche la corde sensible des gens en leur faisant partager aux problèmes sociaux au moraux de certains personnages mais c'est un procédé qui n'a jamais enrichi personne; ça n'apporte rien du tout de s'apitoyer sur la misère; ça me répugne assez. Alors je montre les moments où il n'en est pas question. J'aurais pu tourner le film en choisissant des moments où il aurait beaucoup plus touché les gens, cette façon de faire ne m'intéresse pas".

Du mythe à la réalité

Jean Eustache veut laisser planer une aura de mystère sur la mère. Pour incarner cette femme du peuple, il choisit Ingrid Caven qui vient pourtant du jeune cinéma allemand très stylisé, baroque et expressionniste. "Je n'ai pas trouvé une actrice française capable de ne pas tirer ce rôle vers quelque chose de trop catalogable. Je ne voulais pas qu'elle soit méchante qu'elle soit victime d'une situation; j'ai procédé par la négative ; il ne fallait pas qu'elle soit ni ça, ni ça. C'est pour ça que j'ai pensé à Ingrid Caven, que j'avais connue à Cannes quelques mois auparvant.

"On n'a pas à en savoir davantage ; dans des circonstances exceptionnelles la mère vient le voir. Comme elle ressemble à une actrice de cinéma et qu'elle ne vit pas avec lui, c'est un peu un mythe mais ces rapports vont se modifier quand il va vivre avec elle". C'est une famille qui vit au jour le jour dans le quotidien. Privée de culture, elle s'en méfie et la rejette : "A quoi ça te servirait de faire ces études?" Cette façon de briser tout élan est rendu encore plus manifeste par la tirade d'une méchanceté rare énoncée (avec brio) par le personnage interprété par Maurice Pialat.

Mes petites amoureuses

Le titre vient d'un poème de Rimbaud qui a beaucoup plus à Jean Eustache qui a pensé donner ce titre à un film imaginé dès Le père Noël a les yeux bleus. Or le titre de ce poème est trompeur. Ill n'a rien de romantique et bien loin d'évoquer le tendre paradis des amours enfantines. Jean Eustache confie "il y a des petites filles, c'est assez au pied de la lettre; ce n'est pas des petites amours. C'est un peu par dérision, c'est comme chez Rimbaud". Daniel est à l'âge ou on passe de l'innocence à autre chose. Il regarde les couples et se dit que ces gens qui ont son âge vont avec des filles et pas lui, ça le trouble. Il s'est fait en parlant autour de lui, une idée et quand il arrive à parler avec une fille, il essaie de confronter l'idée qu'il a avec ce qu'elle est. Il s'aperçoit tristement qu'elle n'est pas plus que l'idée qu’il s'en faisait. Donc il ne peut pas être surpris. Les petites filles se conduisent comme il faut qu'elles se conduisent. "Les petites amoureuses" ressemblent trop à ce qu'on leur a dit de faire. Elles n'ont pas appris la liberté.

La règle confirmée par l'exception

Jean Eustache décrit un personnage qui a tous les risques de voir broyées ses ambitions par son entourage. Il réfute l'autobiographie sous prétexte que Daniel ne réalise pas de film alors que lui si. Il décrit néanmoins un personnage avec une certaine rage (le coup de poing à l'intellectuel de l'école de Pessac, le tir au pistolet à bouchon sur sa camarade de classe, les descentes en vélo dangereuses) qui pose les jalons d'une vocation. Et Eustache d'évoquer les essais de casting sur une centaine d'enfants : 100% n'avaient pas envie de jouer. C’est surtout les familles qui les emmenaient mais ils n'avaient aucun enthousiasme, aucun désir de jouer. Martin était une exception. Il avait un tel désir, un tel enthousiasme que c'était déjà 80% du travail. La différence entre mon personnage et les autres, c’est comme la différence entre Martin et les autres. Il avait un tel désir de jouer, inexplicable.

"Daniel est un personnage exceptionnel, mais seul l'exceptionnel est représentatif. Le commun n'est jamais représentatif de quoi que ce soit. C'est l'exceptionnel qui est représentatif d'une époque". Comment négocier avec le monde étant ce que je suis. Ce qui m'intéresse c'est ce qu’il y a d'éternel, pas l'époque. Dans les films bien bourgeois, il y a toujours besoin d'un fils contestataire, ça n'est pas pour rien. On a besoin du contestataire de service qui ne sert qu'à tranquilliser. Sans doute la souffrance sociale est-elle plus partagée et agit à bas bruit dans le cœur de trop d'enfants. L'exception Jean Eustache confirma un temps la règleavant son suicide en 1981.

Source incontournable : Suppléments sur le DVD ci-dessous.

Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
Mes laiderons !

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron;

J'ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
Tournez vos tours !

Et c'est pourtant pour ces éclanches
Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D'avoir aimé !

Fade amas d'étoiles ratées,
Comblez les coins !
− Vous crèverez en Dieu, bâtées
D'ignobles soins !

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons.

    
Mes petites amoureuses (1871)

 

 

 

Commentaire : sur le site Arthur Rimbaud, le poète

 

 

 

On peut définir ce texte comme une mise en scène aux accents sadiques imaginée par le poète dans le but de châtier ses "petites amoureuses". 


Sous un ciel pluvieux, verdâtre et larmoyant, parodiquement romantique, Rimbaud place un arbre. Sous cet arbre dégoulinant de pluie et de sève printanière, voici d'abord rassemblé le groupe entier des femmes qui l'ont déçu (deux premières strophes).

Puis, le poète apostrophe individuellement quelques uns de ces "laiderons". Chacun d'entre eux semble résumer une étape dans la déception amoureuse : c'est d'abord la naïveté des amours enfantines, puis les blessures morales de l'amour non partagé, enfin le dégoût physique (strophes 3 à 7).

Sur cette sorte de théâtre intérieur où défilent ses fantasmes, le poète convoque à nouveau à partir de la strophe 7 l'ensemble de ses "petites amoureuses". Il les déguise en ballerines (la danseuse étoile, ce rêve de petite fille!) et leur fait exécuter un ballet grotesque au cours duquel on voit leur corps se démantibuler. De nombreuses suggestions obscènes indiquent la volonté d'ajouter la souillure à la cruauté. 


Ce poème à l'ironie cinglante met le lecteur mal à l'aise. On y perçoit un malaise agressif devant les choses du sexe qui ne se réduit certes pas à la misogynie, mais qui l'inclut. On y entend l'aveu d'un certain dégoût à l'égard de la sexualité (perceptible à travers le champ lexical omniprésent de la viscosité).

Aveu et simultanément − grâce au pouvoir cathartique de l'expression − tentative de conjuration, de dépassement de ce qui est avoué, de dissolution des vieilles hontes. D'où finalement notre adhésion à ce poème agressif, dansant, endiablé, dont nous acceptons de partager l'euphorie.

critique du DVD Editeur : Carlotta Films, avril 2024. Éditions 6 Blu-ray ou 7 DVD, restauration 4K : 80€. Du côté de Robinson (1964), Le père Noël a les yeux bleus (1965), La rosière de Pessac (1968), La rosière de Pessac 79 (1979), Numéro zéro (1971), La maman et la putain (1973), Mes petites amoureuses (1974), Une sale histoire (1979), Le Jardin des délices de Jérôme Bosch (1979), Offre d'emploi (1980), Les photos d'Alix (1980).
critique du DVD Suppléments : Près de trois heures d'archives télévisées et radiophoniques exclusives, sur le tournage des films, au Festival de Cannes, interviews plateau, interviews-fleuves de Jean Eustache et La soirée, Un projet de film inachevé écrit en totalité par Jean Eustache, tourné en 16 mm sans son ; Odette Robert, version réduite de Numéro zéro ; le dernier des hommes, postface, Les critiques André S. Labarthe, Jean Domarchi et le metteur en scène Marc’O y débattent du film de Friedrich Wilhelm Murnau. Un livre de 160 pages : projets de films + très nombreux entretiens + textes et analyses…
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