Depuis 20 ans, le cinéma chinois connaît un développement foudroyant, en phase avec l’essor de ce pays. Nul n’incarne mieux cette évolution que le réalisateur Jia Zhang-ke, révélé en 1999 avec son premier film, Xiao-wu artisan pickpocket. […]
[…] Son cinéma se distingue par la modernité de son écriture, nourrie par la réinvention des rapports entre fiction et documentaire, par les usages inventifs des nouvelles technologies, par la créativité des relations entre l’intime et le collectif à l’échelle d’un pays d’un milliard et demi d’habitants. Les films de Jia sont en effet, et du même mouvement, œuvres d’un grand artiste contemporain et témoignages sensibles des gigantesques mutations qui affectent la Chine, et le monde entier. Des titres tels que Platform,The World, Still Life, A Touch of Sin et Mountains May Depart jalonnent un parcours esthétique à la fois extrêmement cohérent et en constant renouvellement. Ils accompagnent la construction patiente d’une place centrale dans la culture de son pays malgré les immenses obstacles liés à la censure. Et ils racontent, selon un point de vue original et pertinent, ce qui s’invente avec le XXIe siècle. Un long entretien mené avec le réalisateur sur les lieux de son enfance, ces lieux de travail et de tournage, un texte historique établissant la place de Jia dans le cinéma chinois et dans le cinéma actuel, une notice critique consacrée à chacun de ses films, longs et courts métrages, enrichis de plusieurs éclairages dont des entretiens avec ses principaux collaborateurs, et des textes de Jia inédits hors de Chine, font de ce livre le premier ouvrage offrant une visibilité et une compréhension exhaustive de l’œuvre de ce cinéaste, et de son importance majeure.
Notes de lecture
P. 208. Le décor semble irréel. Une ville millénaire au sud de la Chine, Fengjie, sur le point d’être dévorée par le plus grand barrage jamais construit, les Trois-Gorges. C'est là, parmi des centaines d'anciens bâtiments en démolition et des milliers de personnes déplacées, que les deux personnages principaux évoluent. Ils ne se connaissent pas mais ont un objectif commun. Ils sont à la recherche de parents qu'ils n'ont pas vus depuis longtemps. San-ming cherche son ex-femme et sa fille de 16 ans qu’il n'a jamais vue. Shen Hong, cherche son mari qui ne donne plus de nouvelles depuis trois ans. Bien qu'ils tentent tous les deux de sauver une partie de leur vie, c'est la pulvérisation de la mémoire d'un pays que la caméra de Jia Zhang-ke enregistre. Ce contraste entre la volonté d'assurer une mémoire individuelle et la perte de la mémoire collective alimente Still life. Rossellini n'est pas loin. Mais encore une fois, rien ici ne dérive de mouvements cinématographiques connus.
On pourrait imaginer qu'un thème d'une telle urgence soit raconté avec une caméra collée aux personnages vibrant avec eux. La dimension unique que Jia Zhang-ke atteint avec Still life repose en partie sur le fait qu’au contraire cette délicate odyssée est filmée en plans-séquences ou attente rime avec errance et où les géographies physiques et humaines s'entrelacent. Ces plans-séquences dans lesquels le silence est plus important que ce qui se dit alterne avec des plans plus documentaires dans lesquels la démolition de la ville martèle le temps comme un métronome fou...
Dans un décor aussi gigantesque, ce sont les petits objets du quotidien qui ont la plus grande force d'expressions. L’appartenance- ce qui fait que nous appartenons à un lieu-est révélé dans le dessin d'une rivière ou d'une montagne, sur un billet de banque usé. Le thé est bu lentement pour marquer également d'où l'on est (...). Le contraste entre ce qui est apparemment sans importance, quotidien, et la dimension pharaonique du chantier du barrage des Trois-Gorges est constitutif du film mais également du cinéma tel que Jia Zhang-ke l'entend. Ce sont ces petits indices qui révèlent la réflexion sur l'impermanence des choses. Il est significatif qu'au milieu de transformations si brutales, la réaction des personnages affleure avec beaucoup de pudeur (...) dans la dernière séquence de Still life, un homme marche sur un fil tendu entre deux immeubles. Ce qui intéresse Jia Zhang-ke c'est la survie des personnages, leur résistance