Les trois soeurs du Yunnan

2012

Thème : Exclus

(San zimei). Avec : Ying, Zhen et Fen et Yan, la cousine et la tante, le grand-père et le père. 2h33.

Ying, 10 ans, Zhen, 6 ans, et Fen, 4 ans, sont trois sœurs qui vivent seules dans leur maison au sein d'un hameau des montagnes du Yunnan à 3 200 mètres d'altitude. Les deux plus jeunes se disputent, Ying remet un peu d'harmonie. Elle nettoie la botte percée de Zhen.

Elles vont chez leur tante pour manger, elles retrouvent leur cousine Yan, 8 ans. Le grand-père, 66 ans, est là aussi. Les enfants conduisent les cochons aux prés dans le brouillard. Zhen a mal au pied et utilise un papier de bonbon en guise de sparadrap. Le soir, Ying fait ses devoirs avec sa cousine alors que la télévision est allumée. Puis c'est la sortie des moutons et le tas de tourbe transporté dans la pièce voisine, sur le toit. Ying lave les pommes de terre et se fait gronder de laisser tomber de l'eau sur le sol. C'est le foulage des pommes de terre pour les cochons et les oies. Le soir, les trois sœurs regagnent leur domicile et dorment toutes les trois sous des couvertures dont on ne sait si elles sont mouillées ou humides de condensation.

De retour des champs, Ying allume un feu pour sécher ses chaussures, trempées et percées. Les trois sœurs alimentent le maigre feu.

Puis, alors que les enfants sont dans un champ de choux, c'est le retour du père. Fen se précipite sur ses genoux. Le grand père raconte comment Ying n'était pas revenue de deux jours pour avoir perdu un buffle dont elle avait la garde. Le grand-père dit qu'il va garder Ying avec lui car les frais de scolarité en ville seront trop élevés. Le père pourra amener les deux plus jeunes. La discussion se fait autour d'un plat de pâtes et d'un chou que Ying est allé cueillir. Son père la rassure : il ne l'abandonne pas. Il reviendra dans trois mois, lors des vacances d'hiver. Ying est d'accord. Elle trie les vêtements clinquants achetés par le père.

Ying réveille Fen qui se roule par terre tellement il a sommeil. C'est le matin de départ. Le père porte Fen sur ses épaules et Zhen dans ses bras pour franchir la rivière. Ils prennent le bus qui descend les lacets vers la vallée.

Ying va à l'école du village, où bonbons et pommes de terre sont mis en vente. Le maitre ne sait pas trop quoi faire apprendre. Il fait lire en chœur un court texte : "les yeux de Mei Lanfang sont expressifs...." et recopie maladroitement quelques idéogrammes au tableau. Les élèves semblent de bonne volonté même s'il n'y a pas assez de chaises pour s'asseoir. Ying ne semble pas tout comprendre. A la recréation, des hommes préparent la cuisson d'un cochon dans la cour.

C'est l'hiver, le ciel est plus dégagé mais il fait aussi plus froid. Il a neigé et Fen porte un poncho de laine rigide. Elle retrouve des amis, une fille et un garçon qui ramassent le crottin des chevaux et moutons. Le garçon en ramène une hotte pleine sur son dos dans le village et dépose les crottins séchés à l'abri sur le sol d'une maison abandonnée. Ying va à son tour faire du ramassage des pommes de pins de petits arbustes dont elle remplit deux hottes. Le soir, elle tente de faire ses devoirs mais déjà le grand père ramène les chèvres et moutons et lui reproche d'être tout le temps dans ses livres. Ying n'a pas grand chose à manger et sa tante refuse de lui donner davantage arguant qu'elle n'a déjà pas assez pour elle. Ying mange une patate autour du feu et passe le temps en s'amusant avec un papier plastique qu'elle met dans sa bouche.

Le grand père vient la chercher pour une veillée festive dans un village. Ils ont un peu peur des chiens. Chez le grand-oncle qui les reçoit un cochon a été tué et c'est un vrai festin que se partagent les habitants. Le chef du village affirme à ses concitoyens avoir refusé des travaux qui auraient générés de nouvelles taxes. Un contrôleur fiscal pourrait néanmoins venir collecter des impôts supplémentaires. Néanmoins, s'il ne vient pas demain, sans doute en seront-ils quittes. Un homme consulte son téléphone portable; certains invités s'en vont; la fête se termine tard pour Ying et son grand-père.

En 2011, c'est le retour du père. Il n'a pas gagné assez d'argent en ville. Il revient avec ses deux filles mais aussi avec une nouvelle femme et sa petite fille. Il participe activement aux travaux pour planter les pommes de terre destinées à la prochaine récolte. Les enfants vont faire manger les roseaux aux chèvres. La femme protège les trois sœurs de l'agressivité de sa propre fillette et tente d'enlever tous les poux de Fen. Dans les champs, la nouvelle femme s'amuse avec sa fille. Celle-ci déclare à Fen qu'elle est la meilleure des mamans du monde. Fen veut bien la croire d'autant plus que la nouvelle femme la reconduit tendrement chez eux après les travaux des champs de la journée.

Présenté en septembre 2012 à la Mostra de Venise, au festival de Toronto et sur la chaine TV Première en Italie ainsi qu'au festival des Trois continents de Nantes, avant d'être présenté dans de nombreux festivals mondiaux en 2013, dont celui de La Rochelle, ce n'est qu'en avril 2014 que le film sort dans les salles françaises. Entre temps, Arte a diffusé la version courte, Seules dans les montagnes du Yunnan, la commande initiale qui a permis la réalisation du film.

Les deux films restent néanmoins complémentaires. La version courte n'inclut que les trois premiers actes du drame : avant l'arrivée du père, sa venue un seul jour, puis la vie solitaire de Ying avec un contrechamp sur l'activité à la mine du père. La version longue ajoute le retour du père en 2011 mais n'inclut pas le contrechamp à la ville pour se focaliser davantage sur la solitude de Ying et permettre les épisodes du ramassage des crottes de brebis et du festin chez le grand-oncle. Bénéficiant chacune d'un monteur différent pour assister Wang Bing, Adam Kerby pour la version longue et Louise Prince pour la version courte, elles portent aussi une émotion différente. La solitude des trois sœurs dans Seules dans les montagnes du Yunnan et la dureté du quotidien mais aussi la formidable capacité de résilience des trois sœurs dans Les trois sœurs du Yunnan.

Genèse d'un projet

Wang Bing durant le tournage du Fossé en 2005 lit un roman chinois contemporain d'un auteur, décédé il y a maintenant dix ans. C'est une fresque historique mais en partie autobiographique, se déroulant dans le Yunnan qui lui donne en vie de visiter la région. Par hasard sur le chemin, il rencontre trois jeunes sœurs qui jouent au bord de la route. Il les interroge et est profondément choqué de la situation misérable dans laquelle elles vivent. Ainsi, lorsqu'en 2010, il reçoit une commande d'Arte avec un sujet libre, il propose de réaliser un documentaire sur ces trois sœurs. Wang Bing n'a donc pas choisi de décrire une situation misérable dans la Chine d'aujourd'hui, c'est le sujet qui s'est imposé à lui. Qui plus est, il pense que la situation des gens qui vivent en amont du Yang-Tsé, loin des grandes métropoles, est la plus à même de provoquer de grands bouleversements politiques dans les années à venir. On observe là une misère omniprésente, beaucoup d'enfants seuls au bord des routes.

Les trois soeurs du Yunnan ne choisit pas de suivre ces "héros contemporain" de tant de cinéastes chinois qui ne sont jamais que des gens qui exploitent les autres. Ces films ont suffisamment de suiveurs pour que Wang Bing décide de faire autre chose. Il préfère travailler sur la situation des travailleurs migrants, sur la capacité de résilience de ces populations.

Contexte social et politique

Les habitants de ces villages ne sont pas des gens résignés. Ils acceptent leur situation matérielle difficile mais trouvent et inventent toujours des solutions très concrètes pour s'en tirer. Ils savent ne pas avoir le choix, qu'il faut être fort pour survivre. Le village se situe à six heures de voiture du chef lieu situé dans la vallée. La réunion chez le grand-oncle où le chef du village parle de la pression des impôts fait référence à la politique chinoise dite de "La construction de la nouvelle campagne". Celle-ci vise à construire de nouveaux villages plus modernes concentrant des maisons bâtis en ciment et où les terres cultivables sont regroupées. L'éducation est une priorité du gouvernement mais aucun enseignant ne veut aller dans ces régions reculées qui ont recours à des bénévoles peu instruits. L'instituteur que l'on voit fait des fautes et ne sait pas reconnaitre certains idéogrammes.

Tournage, montage

Le tournage commence en octobre 2010 mais Wang Bing tombe gravement malade et doit interrompre le tournage. Ainsi, après une longue pause, le film est achevé en 2012. Le tournage, avec deux assistants, s'est étalé sur cinq mois mais avec seulement trois montées dans le village à 3200 mètres pour, à chaque fois, cinq ou six jours de tournage.

Le tournage s'est effectué à deux caméras avec le souci d'intervenir le moins possible dans la vie des gens. Sont abandonnées au montage les deux brèves sequences d'interviews de la version courte, celles de Ying puis de son père. Les regards caméra très présents dans la version courte sont aussi en grande partie coupés. Subsiste l'adresse du père à Wang Bing, le matin du départ, un "vous marchez vite" quand l'opérateur est arrivé avant lui pour observer comment il franchit la rivière. Beaucoup de plans d'extérieur suivent les personnages de dos pour leur laisser parfois prendre du champ et les inscrire dans un cadre plus large, vastes étendues de bouillards ou magnifiques plateaux du Yunnan, contreforts de l'Himalaya. Les intérieurs miséreux sont filmés comme des tableaux de La Tour où toujours Ying s'active pour faire régner chaleur et harmonie.

Suites

Wang Bing a entrepris des recherches pour retrouver la mère des trois sœurs. Elle vit tout au sud près de la frontière du Laos. Contrairement à ce que disent d'elle les habitants du village, c'est une femme brave qui a beaucoup de qualités. Elle a en fait été quasiment chassée du village car elle n'a pu donner naissance à un fils. Wang Bing voudrait réaliser un film sur elle pour montrer comment le poids des traditions fragilise les familles contemporaines; comment la morale peut prendre le pas sur les sentiments.

Jean-Luc Lacuve le 14/04/2014

Source : Wang Bing au Café des images le 11/04/2014