Il n'y a pas ici d'histoire à proprement parler, mais une suite de vues de Nice et de ses environs, sans commentaire, choisies et montées avec humour.
Un feu d'artifice. La roulette du casino. Un chemin de fer miniature. Des marionnettes balayées par le rateau du croupier. Les palmiers de Nice. Préparatifs du Carnaval : on construit des masques géants. La façade de l'hôtel Négresco. La Promenade des Anglais, avec ses riches oisifs, ses mendiants et ses camelots. Un hydravion se pose dans la baie, on joue au tennis ou aux boules, la foule se presse au rallye automobile de Monte-Carlo. Les femmes de Nice : vieilles et décaties, collet monté comme les autruches d'un zoo, changeant de toilette à la minute avant de s'exhiber complètement nues.
Un marin s'est tellement fait bronzer qu'il est devenu tout noir, un cireur de chaussures s'affaire sur un client pieds nus ! Envers du décor : des enfants déguenillés, le jeu ch-fou-mi au coin des rues, les rigoles d'eau croupie contrastant avec la blanche écume de la mer.
Et puis voici le Carnaval : débauche de confettis et de cotillons, fleurs jonchant le sol, filles dansant sur les chars. Un régiment défile, les navires de guerre croisent dans la baie, le buste de Gambetta domine la situation, un curé musarde, nez au vent, tandis que les cuisses des filles s'agitent en cadence et qu'une vieille retraitée obèse jubile en contemplant le spectacle.
Non loin de là le cimetière et ses mausolées dérisoires. La jeunesse turbulente se trémousse pendant que les cheminées d'usine fument comme des canons dressés vers le ciel. Le rire franc des autochtones a raison de l'excitation frivole de la cité en liesse. Carnaval est mort : il ne restera bientôt plus que des masques décrépits, voués au brasier.
Jean Vigo, pour son premier film, qu'il sous-titre "point de vue documenté", a cherché, avec son ami Boris Kaufman (apparenté au russe Dziga Vertov), à démystifier "l'apparence éphémère, fugitive, et que la mort guette, d'une ville de plaisirs". Refusant le pittoresque facile, il construit son film sur des contrastes, des associations d'images-chocs. De l'amas de pellicule enregistrée (près de 4 000 m), il retient ce qui lui permet de faire - selon ses propres termes - "le procès d'un certain monde". Son anarchisme, son humour corrosif se déchaînent.
Divers influences sont perceptibles dans ce court métrage d'un jeune cinéphile de vingt-quatre ans : celle de Stroheim, celle de Bunuel, celle d'Entract de René Clair.
Le film fut présenté en séance privée au Théâtre du Vieux Colombier, précédé d'une causerie de Jean Vigo : "Vers un cinéma social". Son succès critique lui valut d'être distribué commercialement (aux Ursulines) et permit au jeune auteur de tourner un autre documentaire, plus "classique", sur le champion de natation Taris, puis d'entreprendre Zéro de conduite.