Martin Scorsese réalise son rêve de toujours : filmer les Rolling Stones, le groupe qui incarne le rock'n'roll à lui tout seul. Le gang qui a escorté toute son oeuvre. Cette rencontre cinématographique donne naissance au film musical événement : Shine a Light. De la préparation à la performance, entrecoupé d'images backstage et d'archives, 16 caméras et les plus grands chefs opérateurs internationaux captent l'énergie légendaire de Mick Jagger, Keith Richards, Charlie Watts et Ronnie Wood lors de leurs concerts au Beacon Theatre à New York lors de leur dernière tournée The Bigger Band en 2006.
En présentant son nom en dessous de celui des Stones sur l'affiche du film, Martin Scorsese la joue modeste contrairement à Jean-Luc Godard qui, en 1968 avec One+one avait placé son nom sous le premier one et celui des Stones sous le second. Scorsese continue de la jouer modeste dans le prologue du film laissant croire que ce sont les Stones qui ont voulu le décor de la scène ou en faisant semblant de s'affoler car il ignorerait une heure avant le concert la liste des 17 chansons interprétées par le groupe. A l'en croire, nous ne serions ici que dans la simple captation d'un concert.
L'ambition de Scorsese est pourtant bien plus grande. Plus que le plaisir d'enfant de filmer le concert de ses idoles, en s'approchant d'eux d'aussi prêt et en mettant totalement le film en scène, Scorsese devient l'un des musiciens du groupe, le cinquième élément des Stones.
Four + one
Cette maîtrise du concert est le réel fil rouge du prologue. Il va de soit que le décor du Beacon Theatre à New York appartient pleinement à Scorsese. Il suffit de voir ce que donnent les quelques photos du groupe dans sa tournée, scène géante au milieu du public pour voir que ce n'est pas du tout ce que souhaite Scorsese. Il reprend le cadre kitsch du palais viennois mâtiné des décors d'opéra et des ors du sud qu'il avait déjà choisi pour The last waltz. Les éclairages sont aussi ceux qu'il désire, Charlie Watts regrettera l'utilisation de ces puissants projecteurs de cinéma hors de leur contexte, le manager s'inquiétera de la possibilité de voir Mike Jaggers griller sur place s'il reste plus de dix-huit secondes devant ces projecteurs et le leader du groupe trouvera aussi insupportables ces projos qui lui grillent les fesses sur scène.
Après la scénographie et les éclairages, c'est bien évidemment la place des caméras qui assoit la position de leader de Scorsese. Keith Richards, mi-moqueur, aurait bien aimé une caméra captant les reflets déformés dans la batterie. Mike Jagger téléphone pour dire à Scorsese qu'il ne voudrait pas que les caméras gênent le public ou les musiciens. Soucis auquel répond benoîtement Scorsese en expliquant qu'il faut quand même au moins une caméra mobile.... Elles le seront toutes.
Chacun des éléments choisis par Scorsese fonctionne. Le décor d'or du palais viennois sert de fond flou et doré enserrant comme une auréole les musiciens lorsque, parfois, la musique s'apaise et se fait plus douce. Les flashs des projecteurs redoublent la rapidité des plans. Un plan soudainement violemment éclairé comptant presque pour un deuxième vis à vis de celui sans cet effet. Les 16 caméras permettent ses multiples changements de plans en conservant la splendeur de l'image pour capter aussi bien un plan long de Jagger gesticulant ou courant vers l'avant-scène qu'un accord de Keith Richards.
C'est d'ailleurs dans cette recherche de l'adéquation du rythme de l'image avec le rythme sonore que Scorsese se montre le cinquième musicien du groupe. Chacun des rares accords de Keith Richards étant sur-mixé détachant son éclat sonore sur le fonds très professionnel des neuf autres musiciens qui accompagnent et soutiennent le groupe dans cette tournée.
Filmer la légende des Stones
Et le résultat est époustouflant. En 1968, dans One+one, Jean-Luc Godard s'était servi des Stones pour un essai politique sur la révolution marqué par la difficulté de l'inspiration et de la création. Godard exhibait musiciens en recherche d'inspiration, essayant rythmes et orchestrations en tournant lentement au milieu d'eux. Ici, Scorsese privilégie non plus les affres de l'inspiration mais la joie de l'interprétation dans un montage rythmique fait de plans très courts aux changements d'axes multiples et aux multiples variations d'échelles de plan. La mise en scène est totalement au service des Stones, de la solidarité du groupe, de la dépense physique de Mike Jagger, du magnétisme de Keith Richards, de sa complicité avec Ron Wood, de l'impassibilité de Charlie Watts.
Scorsese laisse entrevoir les difficultés du groupe à se porter à la hauteur de sa légende. Charlie Watts après un solo de batterie semble pour le moins septique devant le concert, plus tard Mike Jagger aura un moment d'irritation devant l'interprétation un peu désinvolte de Keith Richards et il garde le plan ou celui-ci réclame son peignoir à la sortie du concert. Mais ces faiblesses font partie de l'actuelle légende des Stones, celle de ceux que rien n'arrête dans la dépense musicale : ni l'âge, ni la drogue, ni l'argent ni la récupération politique (le parterre disparate des invités de Clinton pour ce concert de charité avec l'ancien président de la Pologne, sa belle-mère et son neveu..).
Les interviews vont toutes dans le même sens : après s'être étonnés d'être toujours populaire deux ans après leurs débuts, plus jamais Mike Jagger et Keith Richards ne parleront d'abandonner la scène. La joie de se produire semblent leur tenir au cur au point de vouloir casser les murs de la prison où ils furent brièvement retenus en 1972. Ni la politique, ni la religion, ni la drogue ne semblent vraiment les intéresser dans une musique où l'énergie prime.
En ce sens l'interprétation de Sympathy for the devil est le sommet du concert. Après avoir laissé pour deux morceaux Keith Richards et Ronnie Wood en Duo sur scène, Mike Jagger surgit par la porte d'entrée du concert alors violemment éclairé par les projecteurs de cinéma disposés par Scorsese ; il traverse la salle dans une lumière rouge, vêtu d'une veste de plumes noires et délivre une interprétation d'une férocité électrique de cette chanson phare de 1968.
Passion christique ou abstraction lyrique
En s'éloignant très fortement d'une captation documentaire d'un concert pour se transformer en cinquième musicien des Stones, Scorsese abandonne pour un temps la mise en scène expressionniste de ses films de fiction pour s'approcher de l'abstraction lyrique, courant cinématographique très présent dans le mélodrame mais qui laisse toujours aux personnages la possibilité d'un choix fut-il douloureux.
L'expressionnisme de Scorsese oppose les figures de la mère et de la femme, de la protection et de la trahison, de l'intérieur et de l'extérieur. La trajectoire des personnages les conduit à être submergés par une angoisse qui fait retour face aux oppositions non résolues à une maîtrise factice. Nombre des films de Scorsese pourraient se résumer ainsi : un héros s'ouvre difficilement au monde, croit maîtriser la situation puis retourne à son univers réduit.
Il n'en évidemment rien ici. Marty conclut le concert en envoyant Jagger grimper au-dessus... Au-dessus de la ville de New York, jusqu'à la lune qui se transforme en langue géante.. L'opposition intérieur du concert et monde contemporain se résoud par cette langue provocatrice tirée par les Stones à toute forme de récupération.
Scorsese recombine ainsi des motifs expressionnistes : l'opposition ombre et lumière, rouge de l'angoisse qui remonte et le noir de la nuit, mort et résurrection (Keith Richards à genou) dans une thématique finalement pas si éloignée de celle de Godard. Même si les voies pour changer le monde ne sont pas très claires, choisir la dépense d'énergie artistique, l'expérimentation et le travail conduit à une démesure synonyme d'émotion et d'envie de bousculer le rythme du monde.
Jean-Luc Lacuve le 08/05/2008 (merci à Valentin Noël, Youri Deschamp, Thomas, Barthelemy... et tous les participants au débat du 06/05/2008 au Café des images pour leurs arguments repris.. ou en contradiction avec ceux ci-dessus).
Les Rolling Stones au cinéma
Scorsese et les Stones
Avec Shine a light, Martin Scorsese collabore enfin véritablement avec les légendaires Rolling Stones, dont il avait utilisé nombre de chansons au cours de sa filmographie. Il a ainsi utilisé le titre Gimme Shelter dans Les affranchis, Casino et Les infiltrés, le morceau Let it loose pour une fabuleuse scène des mêmes infiltrés, mais aussi, entre autres, Jumpin' Jack Flash dans Mean Streets, Monkey Man dans Les affranchis ou encore (I can't get no) Satisfaction dans Casino.
Scorsese et les portraits musicaux :
1978 : The Last Waltz, adieu nostalgique au
groupe The Band
2003 : Du Mali au Mississippi
2005 : No direction home : Bob Dylan
Les titres du concert
Shine a light, un documentaire fabriqué : Les interviews qui interrompent les chansons ne permettent pas de se faire une idée du rythme du concert. L'ambiance parait plus jouée que vécue par les jolies bourgeoises friquées et les jeunes financiers plus préoccupé de prendre des photos avec leur portable que de balancer mécaniquement les bras comme on a dû le leur demander. On sait que Scorsese a sélectionné lui-même des spectateurs suffisamment photogéniques pour la base de la scène lors du concert du 1er octobre 2006 et l'on ignore ce qui a été saisi du concert dans la même salle le 29 septembre et 1er octobre 2006. De même, Scorsese se montre peu prolixe sur Ahmet Ertegün auquel est dédié le film, mort à la suite d'une mauvaise chute survenue lors d'un des deux concerts. Producteur et fondateur de la compagnie phonographique américaine Atlantic Records, mais aussi véritable gourou et "père spirituel" des Rolling Stones celui-ci avait 83 ans.