Les deux surs de Suzanne Simonin ont été richement dotées. Leur père n'a plus les moyens d'en faire autant pour Suzanne qui, de plus, n'est pas sa fille. La solution, au XVIIIe siècle, est simple, expéditive : mettre l'enfant mal-aimée au couvent. Suzanne refuse de prononcer ses vux, mais nul ne l'entend et elle se retrouve, contre son gré, au couvent de Longchamp que dirige Mme de Moni. Cette dernière convainc la jeune fille d'accepter son destin et de prononcer ses vux. Mais, après la mort de la Supérieure, Mère Sainte Christine impose une discipline de fer. Elle enferme Suzanne dans sa cellule et pour faire échec à sa tentative de résiliation de ses vux, affirme qu'elle est possédée du démon.
Innocentée, Suzanne est transférée au couvent d'Arpajon où règne une totale liberté instaurée par la supérieure, Mme de Chelles. Celle-ci s'intéresse beaucoup à Suzanne qui, pour échapper aux avances particulières de la religieuse, s'enfuit avec la complicité du Père Morel.
Recueillie d'abord par des paysans, puis blanchisseuse, la jeune fille échoue enfin dans une "maison". Pour fuir une dernière fois son destin, Suzanne se jette par une fenêtre.
Rivette adapte La Religieuse de Diderot en respectant la trame narrative mais en se dégageant de l'empathie totale de l'écrivain pour son héroïne. Le cinéaste dresse ainsi les pièces d'un dossier à charge et exploite pleinement les possibilités du son direct pour faire ressentir durement la privation de liberté de Suzanne. Le complot contre la jeune femme ne peut échapper à personne, les lettres qu'elle écrit en sont le témoignage accablant. Rien d'étonnant dès lors que la partie la plus réactionnaire de l'église chercha les appuis politiques les plus hauts pour censurer le film.
Adapter Diderot en revandiquant sa position de témoin
La Religieuse est adaptée du roman de Denis Diderot publié en 1796. Dans celui-ci l'auteur expose le récit de Suzanne Simonin, jeune femme retirée de son foyer familial afin de devenir religieuse contre son gré.
L'utilisation de la première personne permit à Diderot une critique des adversaires des lumières qui brûlaient les livres et emprisonnaient parfois les écrivains au nom de la morale et de la religion. En inversant les positions entre le juge et l'accusé l'auteur fit un véritable procès au système dominant qu'était l'Eglise. L'action libératrice passait pour Diderot par le lien qu'il établissait entre lui et Suzanne, celle ci devenant une figure allégorique de la liberté d'expression et de la révolte.
Ceci ne pouvait laisser indifférents les auteurs de la Nouvelle Vague. L'adaptation de Rivette reste fidèle dans les grandes lignes au roman. On y retrouve dans un premier temps le passage de la sphère familiale au couvant de Longchamp, suivi du départ pour un nouveau couvant, celui d'Arpajon. La circulation d'un espace d'enfermement à un autre, telle semble être la dure loi de la traversée de Suzanne.
Rivette, contrairement à Diderot, travail l'écart et la multiplicité des points de vue. Ainsi la liberté ne se fait plus par l'accord avec son personnage principal mais dans l'intervention revendiquée d'un auteur :
" Ce n'est plus la conscience individuelle de Suzanne qui ordonne les événements, les interprète et les colore par son intense participation, mais la conscience d'un témoin les recueillant, les constatant et les rapportant. » (A. T Cahiers du Cinéma numéro 179, juin 1966) p 43/44)
Un huis clos avec le son de la liberté
L'adaptation du roman de Diderot donne l'occasion à Rivette d'explorer ce sujet qui parcourt toute sa filmographie, celui de la théorie du complot. Depuis Paris nous appartient, Rivette développe et étire cette question : le complot est il réel ou fruit de l'imagination des protagonistes ? La singularité de La Religieuse dans la filmographie de Rivette tient à un ancrage exclusivement intérieur. Le resserrement s'opère en marge de cette tension communément instaurée entre le dehors et le dedans. C'est entre le temps réel et le temps subjectif que s'organise le travail du réalisateur comme l'explique Joël Magny:
« De là la dialectique perverse du cinéma de Rivette, l'oscillation constante, d'un film à l'autre comme à l'intérieur de chaque film, entre deux pôles sur aucun desquels le propos ne saurait se tenir longtemps sans risque de catastrophe esthétique (pour le réalisateur), psychologique (personnage ou acteur) ou morale (spectateur) : le réel et l'imaginaire, la vie et le théâtre, la maison et la scène. »
Dans La Religieuse, le complot passe par la lettre. Suzanne demande à la sainte mère de lui fournir une quantité importante de papier et de l'encre afin d'écrire sa confession mais les sœurs soupçonnent vite la jeune femme d'avoir utilisé ces feuilles à d'autres fins. Ce sont les mots et leur circulation qui ouvrent la voie aux inquiétudes et aux doutes.
Selon Rivette, le son direct permet d'instaurer une atmosphère reflétant la réalité du tournage. C'est en effet une constante des cinéastes de la Nouvelle Vague de vouloir que leur film soit aussi un reportage sur leurs conditions de tournage. Ainsi, La Religieuse travaille essentiellement le son direct, jouant sur ses accidents et ses imperfections, conjointement à à la musique très écrite de Jean Claude Eloy. Le son réinstaure l'extérieur et retraduit le manque.
Presque chaque scène peut être étudiée dans ce rapport dialectique entre l'image et le son. On note par exemple, l'insistance sur le carillon du clocher qui intervient parfois lors de dialogues, couvrant alors la voix des personnages et rendant les conversations secondaire. Il témoigne de la prépondérance de l'écoulement du temps et illustre les théories de Michel Chion quant à l'influence du son sur la perception du temps dans l'image. Rivette reprochait quant à lui à la plupart des cinéastes français de son époque cette dichotomie entre l'œil et l'oreille :
«(...) quel est le reproche qu'on peut faire aux cinéastes français du « gris », pourquoi leurs films sont « gris » ? C'est 1e) parce qu'ils n'ont pas d'oreille. 2e) parce qu'ils n'ont pas d'œil. Si on veut être très méchant ! … Il arrive que parfois ils ont un œil, mais pas d'oreille, parfois une oreille, mais pas d'œil. Quel est la grande force de Jean-Luc (Godard) ? C'est d'avoir un œil et une oreille, et non synchrone. » (Jacques Rivette, Cahiers du cinéma n°327, septembre 1981, p. 18)
Les bruits de l'eau, les chants d'oiseaux, les cris d'enfants... toutes ses sonorités externes, douces et invisibles ponctuent les plans et reflètent l'imaginaire et le désir de liberté d'une jeune femme prisonnière corporellement et vocalement. Dans un travail quasi expérimental, Rivette attribue à la bande sonore la qualité de langage, traduction des désirs muets et des aspirations intrinsèques de Suzanne.
Un film censuré
La volonté de liberté de Suzanne fut rapidement censurée. En 1965, informés par les intentions de Rivette, des associations de parents d'élèves du privé et de sœurs s'inquiètent du projet. La présidente de l'Union des supérieures majeures écrit fin 1965 au secrétaire d'État à l'Information, Yvon Bourges, pour l'alerter sur "ce film blasphématoire qui déshonore les religieuses". Le ministre décide alors de s'opposer à la sortie du film suite aux plaintes émises.
Le 22 mars 1966, la commission de contrôle autorise la distribution du film mais celui-ci doit être interdit aux moins de 18 ans. Une semaine plus tard, Yvon Bourges réunit à nouveau la commission et y convoque le directeur de la sécurité nationale, Maurice Grimaud, afin d'exposer les troubles à l'ordre public que peut provoquer le film. La commission ne change cependant pas son vote, mais son avis n'est que consultatif et le soir du 31 mars 1966, Yvon Bourges interdit la distribution et l'exportation du film.
Jean Luc Godard, ayant eu affaire à la censure en 1964 avec Une femme mariée, prend position et envoie une lettre à André Malraux, alors ministre de la culture :
"(...) Et après tout, ça tombe bien. Étant cinéaste comme d’autres sont juifs ou noirs, je commençais à en avoir marre d’aller chaque fois vous voir et de vous demander d’intercéder auprès de vos amis Roger Frey et Georges Pompidou pour obtenir la grâce d’un film condamné à mort par la censure, cette gestapo de l’esprit. Mais Dieu du Ciel, je ne pensais vraiment pas devoir le faire pour votre frère, Diderot, un journaliste et un écrivain comme vous, et sa Religieuse, ma sœur…"(Extrait de la lettre de Jean Luc Godard).
Malraux se désolidarise du gouvernement et n'empêche pas le film d'être sélectionné pour le Festival de Cannes et d'y être projeté. Georges de Beauregard et son avocat Georges Kiejman se lancent dans une bataille juridique. En 1967, le tribunal administratif annule la décision d'interdiction, pour vice de forme. Le nouveau ministre de l'Information, Georges Gorse, lui accorde un visa d'exploitation mais confirme son interdiction aux moins de 18 ans. Le film sort le 26 juillet 1967 dans cinq salles parisiennes. Fort de sa publicité et de son aura scandaleuse, il enregistre 165 000 entrées en cinq semaines. Le roman de Diderot profite de ce succès et est réédité plusieurs fois.
La décision d'annuler la censure du film sera définitivement confirmée par le Conseil d'État en 1975 soit huit ans après la sortie du film.
Caroline Adam, le 7 décembre 2017