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La rabbia

1963

Genre : Drame social

Avec : Giorgio Bassani et Renato Guttuso (narrateurs). 0h53.

En 1962, le producteur d’actualités cinématographiques Gastone Ferranti eut l’idée de donner au cinéaste Pier Paolo Pasolini, déjà célèbre, l’accès aux archives de ses bobines d’actualités de 1945 à 1962, afin de répondre à la question : pourquoi cette peur d’une guerre partout dans le monde ?

Beaucoup d’espoirs, fleuris et épanouis en 1945 après la défaite du fascisme, ont été trahis. L’URSS a envahi la Hongrie en 1956. La France a commencé en 1954 sa lâche guerre contre l’Algérie (qui recherchait avec courage sa libération). L’accession à l’indépendance des anciennes colonies africaines n’est qu’une macabre farce. Patrice Lumumba a été liquidé au Congo en 1961 par les tueurs à gages de la CIA. Le néocapitalisme s’apprête à dominer le monde. Dwight Eisenhower brigue un second mandat, Elisabteh II est courionnée en Angleterre

Malgré tout, les espérances demeurent : la victoire de l’insurrection algérienne, et le succès en 1959 de Fidel Castro à Cuba. Mais l'espoir se manisfeste aussi dans le visage d’un jeune homme, dans la façon dont une femme recouvre sa tête. Dans une rue où les gens se pressaient pour réclamer moins d’injustice. Dans les rires suscités par leurs espoirs et dans l’insouciance de leurs plaisanteries. C’est de là que vient sa rage d’endurance.

La réponse de Pasolini à la question originelle est simple. La lutte des classes explique la guerre. Le film se termine sur un monologue imaginaire de Youri Gagarine, qui note, après avoir vu notre planète de l’espace, que, contemplés de cette distance, tous les êtres humains sont des frères qui devraient renoncer aux pratiques sanglantes de la Terre.

Mais, pour l’essentiel, ce film a trait à des expériences que la question et la réponse laissent de côté. Le froid de l’hiver pour les sans-abri. La chaleur du souvenir des héros révolutionnaires. La malice de paysan dans les yeux du pape Jean XXIII qui sourient comme ceux d’une tortue. Les fautes de Staline qui sont aussi les nôtres. La tentation consolatrice de croire que la lutte est finie. La mort de Marilyn Monroe, comme si la beauté était tout ce qui reste de la bêtise du passé et de la sauvagerie à venir. Comment Nature et Richesse se confondent aux yeux des classes possédantes. Nos mères et leurs larmes en héritage. Les enfants et les enfants de leurs enfants. Et la légère panique dans les yeux de Sophia Loren lorsqu’elle regarde les mains d’un pêcheur éventrer une anguille...

Le réalisateur pouvait monter tout le matériau de son choix et devait rédiger un commentaire qui serait lu en voix off. Gastone Ferranti espérait que le film d’une heure ainsi réalisé rehausserait le prestige de sa société. La question posée était d'autant plsu d'actualité qu'à l’époque, la peur d’une nouvelle guerre mondiale était répandue. La crise des missiles nucléaires entre Cuba, les Etats-Unis et l’Union soviétique avait eu lieu en octobre 1962.

Trouvant le film que Pasolini a réalisé trop marqué à gauche, le producteur décide de ne pas le sortir, et demande à l'écrivain Guareschi (1908-1968) (auteur de Don Camillo de 1948), satiriste très à droite, de tourner un second volet. La Rage devait donc réunir deux films antagonistes, la deuxième partie, réalisée non indépendamment, mais en réponse, dénaturant la première. Pasolini récuse violemment le procédé et renie son film présenté d'une telle façon.... qui ne sera d'ailleurs jamais diffusé ainsi.

"Chant" et "Discours" pourraient être les termes pour rendre compte de l'organisation particulière du film pour lequel Pasolini eut l'ambition d'inventer un nouveau genre cinématographique, de faire "un essai idéologique et poétique avec des séquences neuves" et pour lequel il inventa une voix en poésie et une voix en prose.

Deux voix off anonymes commentent en effet le film. Ce sont les voix de deux des amis du cinéaste, le peintre Renato Guttuso et l’écrivain Giorgio Bassani. L’une est celle d’un commentateur captivé, l’autre celle de quelqu’un qui est moitié historien, moitié poète, une voix de devin.

La première voix nous informe, la seconde éveille nos souvenirs. De quoi ? Pas exactement de ce qui est oublié, mais plutôt de ce que nous avons choisi d’effacer, et ces choix-là commencent souvent dès l’enfance. Pasolini n’a rien oublié de son enfance – d’où cette coexistence constante de la souffrance et du rire dans ce qu’il cherche. Cette seconde voix suscite en nous la honte d’avoir oublié. Les deux voix fonctionnent comme un chœur grec. Elles ne peuvent pas peser sur l’issue de ce qu’on nous montre. Elles n’interprètent pas. Elles posent des questions, écoutent, observent et articulent ensuite ce que le spectateur peut ressentir. Et si elles arrivent à leurs fins, c’est parce qu’elles ont conscience que le langage que parlent acteurs, chœur et spectateur est l’entrepôt d’une expérience commune très ancienne. Le langage lui-même est complice de nos réactions. On ne peut pas tricher avec lui. Ces voix s’élèvent, non pour renchérir sur un argument, mais parce qu’il serait honteux, vu la durée de l’expérience et de la souffrance humaines, que ce qu’elles ont à dire ne soit pas dit. Si elles gardaient le silence, notre aptitude à être humain serait amoindrie.

Dans la Grèce antique, le chœur était composé, non pas d’acteurs, mais de citoyens masculins, choisis tous les ans par le choregus, le maître du chœur. Ces citoyens représentaient la cité, ils venaient de l’agora, du forum. Mais, en tant que chœur, ils devenaient les voix de plusieurs générations. Lorsqu’ils évoquaient ce que le public reconnaissait, ils étaient les grands-parents. Lorsqu’ils articulaient ce que le public ressentait mais ne pouvait exprimer, ils étaient les générations à venir. Pasolini arrive à ce résultat avec seulement deux voix, en faisant les cent pas, furieux, entre le monde antique qui va disparaître avec le dernier paysan, et le monde futur du calcul féroce. A plusieurs reprises, La Rabbia nous rappelle les limites de la justification rationnelle et la fréquente vulgarité de certains termes comme optimisme et pessimisme.

Les plus grands esprits d’Europe et des Etats-Unis, annonce-t-il, nous expliquent ce que signifie, en théorie, mourir à Cuba (en combattant aux côtés de Fidel Castro et de Che Guevara). Il n’y a pourtant qu’avec de la pitié, à la lumière d’un chant, à la lumière de larmes, qu’on puisse expliquer ce que mourir à Cuba – ou à Naples ou à Gaza –, aux côtés de ceux qui souffrent, signifie vraiment. A un moment, La Rabbia de Pasolini nous rappelle que nous avons tous le droit de rêver d’être comme certains de nos ancêtres ! Et il ajoute : seule la révolution peut sauver le passé.

Source : article repris du Monde diplomatique

 

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