(Appunto 1) Pasolini avec une Arriflex 16 mm : "Je me reflète avec la caméra dans la vitre d'un magasin d'une ville africaine. Apparemment, je suis venu pour filmer. Mais quoi ? Ni un documentaire, ni un film mais des notes pour un film. Le film serait L'Orestie d'Eschyle tournée dans l'Afrique d'aujourd'hui, l'Afrique moderne. J'ai choisi, pour L'Orestie d'Eschyle, une nation africaine caractéristique, une nation socialiste à tendance philo-chinoise. Ce choix n'est pas encore vraiment définitif. A côté de l'attrait du monde chinois, il y a aussi celui du monde américain, c'est-à-dire du néo-capitalisme.
Vous connaissez la trame de L'Orestie d'Eschyle. Je vais rappeler les faits brièvement. Nous sommes à Argos, la ville du roi Agamemnon qui revient de Troie où il était allé combattre. Sa femme Clytemnestre est tombée amoureuse d'Egisthe et attend son retour avec l'intention de le tuer. Agamemnon revient avec son armée, en loques, épuisé, détruit et par ruse, Clytemnestre le tue. C'est en vain que Cassandre, l'esclave qu'Agamemnon a ramené de Troie, prophétise ce crime atroce. Agamemnon et Clytemnestre ont deux enfants, Oreste et Electre. Electre assiste au meurtre. Oreste est loin de sa patrie. Quand il devient jeune homme, à vingt ans, il revient à Argos, retrouve en secret Electre sur la tombe paternelle et ils décident de se venger. Oreste, déguisé, vient à la cour d'Argos, et par ruse, assassine sauvagement sa mère, Clytemnestre. A peine a-t-il tué sa mère, que se présentent à lui les Furies, les Erinyes, déesses de la terreur ancestrale. Oreste fuit, protégé par le dieu Apollon. Apollon lui conseille de s'en remettre à Athéna, déesse de la démocratie et de la raison, c'est-à-dire, de la nouvelle cité d'Athènes. Athéna décide d'aider Oreste. Elle ne veut pas l'aider en tant que déesse, et préfère qu'il soit jugé par des hommes. Elle instaure le premier tribunal humain. Ce tribunal de démocratie et de raison innocente Oreste. Les furies sont transformées par Athéna. Les déesses de la terreur ancestrale deviennent déesses des songes, de l'irrationnel qui subsiste dans la démocratie rationnelle du nouvel Etat".
(Appunto 2) Recherche des personnages. Pour Agamemnon : un chef de tribu,
un paysan, un masaÏ. Celui-ci pour Pylade, l'ami fidèle d'Oreste.
Clytemnestre sous un voile noir, tel geste pour Cassandre. Electre est le
personnage le plus difficile à trouver : les jeunes africaines d'aujourd'hui
ignorent le sentiment de dureté et la haine qui animait Electre. Elles
ne savent rien faire d'autre que rire et affronter la vie comme une fête.
(Appunto 3) Le film sera populaire donc grande attention aux personnages constituant le chur comme dans la tragédie grecque. Sur les rives du lac Victoria à la recherche de ces personnages. Apres le passage du bac, direction Kigoma qui se trouve vers le lac Tanganyika en face du Congo. Sur deux marchés successifs, Pasolini trouve des pompistes, des tailleurs, un coiffeur.
(Appunto 4) Pasolini arrive sur le marché le plus important de Kigoma. Il ne veut pas négliger non plus la modernité et se propose de filmer cette sortie d'usine à Dar es Salam. Cette école à Kigoma est nommée Livingstone car c'est ici que Livingstone rencontra Stanley. Ce fut le début de la désacralisation et de l'ère moderne de l'Afrique.. Ici les étudiants sont obéissants, passifs et humbles.
(Appunto 5) Dans un studio de Rome, après la projection pour des étudiants
africains des notes de voyages qui lui ont servi à fixer des situations
et des personnages. "La raison essentielle et profonde de situer l'Orestie
dans l'Afrique d'aujourd'hui est que je reconnais des analogies entre la situation
de l'Orestie et l'Afrique d'aujourd'hui surtout du point de vue de la transformation
des Erinyes en Euménides. Il me semble que la civilisation tribale
africaine ressemble à la civilisation archaïque grecque. Lorsque
Oreste découvre la démocratie et qu'il la répand chez
lui, on peut penser à la démocratisation de l'Afrique. Selon
vous le film convient-il à l'Afrique de 1970, ou serait-il plus juste
de le situer dans une époque antérieure, celle de l'Afrique
de 1960 à l'époque où les Etats africains ont conquis
l'indépendance ?
Un premier étudiant répond consciencieusement qu'il faudrait
le situer dans les années 60 car, aujourd'hui, l'Afrique se modernise
et ressemble à l'Europe. "L'Afrique n'est pas une nation, c'est
un continent, s'insurge tranquillement un étudiant éthiopien.
Il ne faut pas généraliser en parlant de l'Afrique. Elle va
de la Méditerranée jusqu'à l'extrême pointe, de
l'océan atlantique à l'océan indien. Le mot Afrique ne
veut rien dire". Un étudiant francophone reproche à Pasolini
d'insister sur le tribalisme qui a toujours permis au colonisateur de justifier
de tous ses méfaits. Il vaudrait encore mieux parler de race que de
tribus et mieux de nations. Quand on parle de la France, on ne parle pas des
bretons. Si, le tribalisme existe, insiste pourtant Pasolini. La réalité
des nations, celle du Nigeria ou du Congo est fausse, créée
par les patrons européens. A la remarque d'un étudiant qui lui
fait remarquer que la démocratie n'existe pas encore en Afrique, il
répond que c'est comme dans la tragédie où le tribunal
instauré par Athéna n'est encore que formel, c'est aux hommes
réels de le faire fonctionner. Les étudiants restent sceptiques
face à une réelle possibilité de démocratie aujourd'hui.
Le temps des illusions, celui des années 50-60 est passé
(Appunto 6) Recherche des furies. Elles ne peuvent avoir un aspect humain des arbres perdu dans le silence de la forêt, monstrueux et terrifiants. Le terrifiant de l'Afrique est sa solitude, les formes monstrueuses de la nature. Une lionne blessée. Une partie de l'Afrique antique disparaîtra.
(Appunto 7) Commençons notre récit. Voici le veilleur de Clytemnestre guettant les feux sur le mont Ida annonçant le retour d'Agamemnon, passage lu.
(Appunto 8) Eléments de flash-back sur l'armée grecque à
Troie. Agamemnon, Ménélas, Ajax, Ulysse et des militaires à
l'entraînement. Ce n'est pas moi qui aie tourné ces images. Ce
sont des archives de la guerre du Biafra, images qui actualisent la guerre
de Troie et des grecs.
Troie en flammes
Douleur, mort, deuil et tragédie pas éloigné de la tragédie
grecques
(Appunto 9) Une idée m'emmène à casser ce style sans style du documentaire et des notes : faire chanter l'Orestie sur un rythme de free jazz avec comme chanteurs des noirs-américains les 20 millions de sous prolétaires noirs d'Amérique sont les leaders des mouvements révolutionnaires mondiaux. Cassandre a la vision de l'assassinat qui s'accomplit derrière les murs.
(Appunto 10) Retour en Afrique, exécutions sommaires.
(Appunto 11) Tombe d'Agamemnon ; traduction d'Eschyle père et sa fille
(Appunto 12) Note différente : vraie scène de film : Oreste arrive sur la tombe de son père puis poursuivi par les furies (arbres agités par le vent) se place sous la protection d'Apollon et marche jusqu'à Athènes, ici Kampala capitale de l'Ouganda. Quelle métaphore pour le temple d'Apollon ? Une université, celle de Dar es Salam université néo-capitaliste et anglo-saxonne siège de la culture et de la future intelligentsia. Librairie bâtiment grâce aux dons du peuple chinois mais livres neo-capitalistes sidère Oreste Argos féodale et barbare. Premier tribunal, premières élections en Afrique indépendante. Que l'anarchie et la dictature ne soient plus jamais en ce lieu mais que l'autorité n'en soit pas chassée. Personne ne fait son devoir sans une certaine crainte. En révérant pour toujours cet ordre, vous vivrez sereins entre vos murs tel qu'aucun autre peuple au monde. Grâce à l'intervention d'Athéna, Oreste est acquitté.
(Appunto 13) Retour au studio romain. Pasolini lance une question qu'il promet pas sérieuse, à laquelle on peut répondre avec humour : "Vous avec vu un jeune homme quittant son monde traditionnel, ses vieilles croyances et ses vieilles idées, il est le fils d'un chef de tribu, comme Agamemnon, et fait l'expérience du monde occidental moderne avec ses tribunaux, ses hôtels et ses universités. Vous êtes étudiants, alors ma question est la suivante : vous sentez-vous un peu comme Oreste ?
- dans un sens nous pourrions représenter Oreste.
oui nous sommes venus pour étudier et connaître le monde occidental; nous avons appris un tas de choses dans le domaine de la civilisation dans le domaine du progrès et des études;
- donc vous avez ressenti besoin d'apprendre et que vous l'avez fait dans un monde différent du votre
-
on se sent comme oreste sauf que nous ne sommes pas tous des fils de chef de tribu
-
de toutes façon vous, dans 90% des cas, vous venez d'une famille qui a relativement les moyens
- On pourrait voir Oreste comme
une personne fatiguée de la vie qui cherche à explorer un monde nouveau, une personne qui va vers une amélioration.
-
Le monde que nous laissons n'est pas complètement négatif. Notre ressemblance avec Oreste est plutôt formelle; on ne découvre pas un monde meilleur. On découvre un monde nouveau.
- s'il veut être utile à son retour au pays,
il devra transposer d'une manière plus humaine ce qu'il a appris dans le monde occidental
- Ne pas se laisser aliéner par la société de consommation occidentale peut-il consister dans le fait d'être Africain, c'est à dire d'opposer un esprit original ? que l'acquis ne se résume pas à la société de consommation mais reste personnel, réel
-ce qu'il a appris peut l'aider à approfondir les connaissances anciennes
seconde question : le film se termine avec la transformation des Furies en Euménides, une sorte de synthèse. Comment peut-on représenter cette transformation ?
-la transformation est impossible, les deux coexistent parce que l'Africain est fondamentalement comme ça. Il possède une vie intérieure très profonde. Sans doute que naîtront des Euménides sans que les Furies disparaissent.
(Appunto 14). Pasolini réaffirme sa volonté d'ancrer le film en 1960, l'année où la plupart des Etats africains ont récupéré très rapidement un retard séculaire, millénaire en gagnant l'indépendance et la démocratie. La conclusion ne peut être que datée et se rapporter à l'idéologie africaine de ces années qui a pris pour symbole Senghor, le président du Sénégal. L'idée que l'Afrique nouvelle, celel du futur ne peut être qu'une synthèse de l'Afrique moderne indépendante et de l'Afrique ancienne.
Comment représenter cette transformation des Furies en Euménides ? En filmant sur les routes de Tanzanie et de l'Ouganda, je suis tombé sur ce petit endroit perdu dans la savane avec la tribu des Wagogo de Tanzanie qui danse en répétant gaiement des gestes anciens, autrefois sacrés, dont ils ont perdu la signification ancienne. Ce nouveau rite allégé peut être la métaphore de cette transformation
Aux furies qui expriment leur frustration et leur cri auprès d'Athéna, celle-ci dit qu'elle les comprend "Votre expérience est plus grande que la mienne, mais moi Dieu m'a donné le don de la raison. Allez donc dans une autre contrée vous pleurerez celle-ci. Si vous restez ici au cœur glorieux de cette ville vous vous verrez offrir des dons comme aucun peuple au monde". Elles acceptent et deviennent aux côtés d'Athéna,la raison, les déesses de l'irrationnel dans le nouveau monde, le monde indépendant, démocratique et libre.
A Dodoma au cœur du Tanganyika, les parures les démarches, les danses les visages les tatouages symboles d'un monde antique cérémonie nuptiale. Le monde antique est devenu une simple tradition. Comprendre la présence de ces divinités pour comprendre les coups qui s'abattent sur notre vie. C'est la barbarie des pères qui la traîne devant nous . "Il y a une grande disponibilité à l'égard du futur chez les Africains"
(Appunto 15). Dernières notes pour conclure. "Le nouveau monde est instauré au moins formellement et entre les mains du peuple. Les anciennes divinités primordiales coexistent avec le monde nouveau de la raison et de la liberté. Mais comment conclure ? La conclusion définitive n'existe pas. Une nation nouvelle est née. Ses problèmes sont infinis. Mais les problèmes ne se résolvent pas. Ils se vivent. Et la vie est lente. La marche vers le futur n'a pas de solution de continuité. Le travail d'un peuple ne connaît ni rhétorique ni délai. Son futur est dans la fièvre du futur. Et sa fièvre est une grande patience". Sur des images de paysans au travail avec les choeurs de l'armée rouge en fond sonore.
Pasolini confronte ses images, filmées en Tanzanie et montées avec des images d'archives, et ses thématiques avec les réactions d'étudiants africains.
Appunti signifie en italien "des notes". En français, on a traduit différemment Carnets de notes pour une Orestie africaine et Notes pour un film sur l'Inde. Pétrole, son roman inachevé, est fait d'une série de notes numérotées. Carnets de notes, évoque l'idée de voyage.
C'est Jean-Claude Biette qui, dans un article du troisième numéro de la revue Trafic, a proposé d'appeler ces films, un peu à part dans la filmographie de Pasolini, des appunti.
Ce film à faire dont on parle, Pasolini sent qu'il ne le fera pas et que ce sont ces notes qui le constituent comme film autonome. Il reçoit là les influences de Barthes via Brecht qui font de la suspension une valeur moderne. A la fin, le sens est suspendu. C'est une fin qui ouvre : le spectateur doit repartir chez lui avec un problème politique.
Les tenants du documentaire pur n'apprécient pas beaucoup ce film qui raconte une histoire qui est déjà connue d'avance. Pasolini connaît le danger de l'Orientalisme : une pensée européenne plaquée sur une altérité radicale.
Troisième adaptation du théâtre grec par Pasolini après Oedipe roi (1967) et Médée (1969), c'est en fait un retour sur son premier travail pour le théâtre. Pasolini avait en effet traduit du grec, dans un texte publié en 1959, la trilogie de l'Orestie (Agamemnon, Les choéphores et les Euménides) pour une mise en scène de Vittorio Gasmann et Luciano Lucignani avec le Teatro Popolare Italiano au Théâtre Grec de Syracusea en 1960. Cette commande de Vittorio Gassman qui tenait le rôle titre d'Oreste avait beaucoup déplu aux spécialistes d'Eschylle. Lucignani s'appuie aussi sur la pensée d'un marxiste anglais : à partir d'une société primitive ce que montrait les Euménides, c'était l'appropriation par le peuple de la loi. Dans cette mise en scène, il y avait, en préambule, un balai vaudou avant que ne commence la pièce dans laquelle figuraient des totems puis une danse vaudou pour exprimer la communion du peuple. C'est cette visée communiste que Pasolini reprend huit ans plus tard.
Entretemps il a écrit, Pylade, la quatrième partie de la tragédie. Les Euménides redeviennent des furies vengeresses et puis redeviennent Euménides : la démocratie est sans cesse menacée par les forces de destruction archaïques.
Passage étonnant avec les étudiants spécialement convoqués. Pasolini exprime frontalement son idéologie "Moi je pense que l'Orestie correspond parfaitement à la décolonisation. Qu'en pensez-vous ?". En contrepartie Pasolini se met en position d'être contredit. Belle position que celle d'avancer très fortement une idéologie préfabriquée de la livrer, la mettre à nu pour être contestée. La principale contestation est que l'Afrique n'existe pas : c'est un continent, pas un pays.
La séquence du studio en Italie peut paraître faible. Le free jazz est une forme un peu plaquée, trop expérimentale par rapport au goût de Pasolini. Cela s'accorde toutefois bien avec la prophétie d'un crime qu'on ne voit pas dans l'Orestie
Il y a aussi le moment réalisé d'un film à faire avec l'arrivée d'Oreste. Mais le film se caractérise par cet inachevé poétique, plein de trous avec sa fin suspendue mais qui n'existe pleinement et totalement que parce qu'inachevé.
Editeur : Carlotta-Films, avril 2009. Nouveau master restauré. Version Originale Sous-Titres Français. Durée du Film : 71 mn. 20 euros. |
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Suppléments : Notes pour un film sur l'Inde (1968, 0h33). Poétique de l'inachèvement : entretien avec Hervé Joubert-Laurencin. 4 entretiens dirigés par la cinémathèque de Bologne avec Dacia Maraini Gian Vittorio Baldi, Gato Barbieri et Massimo Fusillo. Un livret de 52 pages contenant des textes et des photos autour de Pasolini. |