Marziyeh se filme sur son portable. Elle s'adresse à une amie qui sera chargée de transmettre ce message vidéo à Behnaz Jafari, célèbre actrice iranienne. En dépit de ses messages répétés vers Behnaz Jafari, Marziyeh n'a obtenu aucune réponse. Or l'actrice était la seule à pouvoir l'aider face à sa famille qui ne veut pas qu'elle devienne comédienne. De désespoir, Marziyeh se suicide en se pendant à une branche.
Behnaz Jafari revoit cette vidéo que lui a transmise l'homme qui, de nuit, conduit la voiture, assis à ses cotés. Jafar Pahani a reçu cette vidéo par l'amie de Marziyeh qui le connaît sans doute pour être originaire de leur région, au Nord Ouest de l'Iran. Behnaz Jafari vient d'abandonner l'équipe du film sur lequel elle se trouvait à Téhéran pour partir à la recherche de cette jeune fille envers laquelle elle se sent coupable. Pourtant, elle affirme n'avoir jamais reçu ses appels téléphoniques et se demande s'il ne s'agit pas d'un canular de mauvais goût.
Après avoir roulé toute la nuit, Behnaz et Jafar décident de visiter le cimetière, redoutant que Marziyeh ait été enterrée en secret par sa famille . Mais la seule tombe fraîche est celle d'une vieille femme qui y fait des essais en vue de sa mort prochaine. Ils arrivent ensuite dans le village reculé de Marziyeh, derrière une route étroite en zigzags où les croisements de voitures répondent à un code de klaxon très local. Les villageois se montrent d'abord très accueillants lorsqu'ils reconnaissent Behnaz. Mais quand Jafar annonce qu'il est venu pour voir Marziyeh ; ils sont rejetés. Ah quoi bon s'occuper d'une écervelée alors que de graves problèmes ne sont pas résolus au village ?
La mère de Marziyeh les accueille chez elle malgré la colère du jeune frère, un énergumène décidé à ce que sa sœur ne les déshonore pas en faisant des études ! La mère est inquiète : sa fille a disparu depuis trois jours. La jeune amie de Marziyeh n'en sait pas plus long. Elle fait observer que ce n'est pas de son téléphone mais de celui de Marziyeh que le message vidéo a été adressé à Jafar.
Pour en savoir davantage, Jafar discute avec les villageois, qui se sont adoucis. C'est alors que l'amie de Marziyeh vient trouver Behnaz : Marziyeh l'attend dans un champ à proximité. La colère de Behnaz éclate pour avoir ainsi été manipulée par un canular. Elle décide de rentrer à Téhéran. Mais, sur la route, un taureau s'est blessé et empêche tout passage avant des heures. Ce laps de temps est bénéfique à Behnaz qui a réfléchi. Elle comprend la détresse de Marziyeh, qui s'est réfugiée chez sa tante, une actrice du temps du Shah, contrainte par la censure révolutionnaire au bannissement dans son propre village.
Behnaz décide de passer la nuit avec elles, dans leur toute petite maison, pendant que Jafar dort dans sa voiture. Avant cela, Behnaz va au village téléphoner à sa réalisatrice pour lui dire qu'elle sera de retour le lendemain à 18 heures et pleinement prête à tourner. Elle est abordée par un villageois qui veut absolument lui confier le prépuce de son fils, conservé dans le sel, pour qu'elle le donne à un acteur bien baraqué qu'il a remarqué sur une affiche. Il y voit la possibilité pour son fils de devenir un acteur célèbre. Behnaz accepte même si elle remarque le machisme effroyable de cet homme, un vieillard, qui méprise sa femme.
Au matin, Behnaz rejoint Jafar qui se réveille dans sa voiture. Elle ramène Marziyeh dans sa famille et tous les deux partent vers la ville. Ils doivent faire une halte pour laisser passer le troupeau de vaches qui vont à l'appel du taureau ; celui qui s'était blessé la veille. C'est alors que surgit Marziyeh qui rejoint Behnaz qui s'était avancé à pied sur la route. Jafar, au volant de sa voiture, voit les deux femmes qui marchent ensemble.
Le film est composé de deux parties, la recherche par Behnaz Jafari et Jafar Panahi de la jeune Marziyeh puis, une fois le subterfuge de celle-ci révélé, le retour au village pour une fragile réconciliation. La fable politique mêle en effet trois générations (les trois visages du titre). Aujourd'hui, Behnaz Jafari est une actrice de films et de série reconnue. Son sort dépend toutefois du pouvoir politique qui a banni la tante de Marziyeh des écrans et se prépare peut-être à étouffer le talent de la jeune fille en profitant de traditions archaïques, parfois pittoresques mais peu émancipatrices. Trois visages est aussi un grand film de cinéma cherchant la réconciliation entre technique moderne et grande forme cinématographique, s'amusant de ces frictions et rendant un hommage dans de nombreux plans au plus grand des cinéastes iraniens, Abbas Kiarostami, décédé en 2016 et dont Panahi fut l'assistant.
Un documentaire de fabulation sur l'imaginaire d'un peuple
Dans Taxi Téhéran les personnages jouaient leur propre rôle dans de petites fables conçues par Panahi. Ici, les deux personnages principaux et les villageois jouent leur propre rôle ce qui ne semble pas être le cas pour Marziyeh et sa famille. Le frère est même interprété par un parent proche de Jafar Panahi. Cela ne remet néanmoins pas en cause l'appartenance au genre du documentaire de fabulation au sens où l'entendait Deleuze : quand les frontières se brouillent entre documentaire et fiction et révèlent l'imaginaire d'un peuple.
Car il s'agit bien de cela de la part de Jafar Panahi, au volant de sa voiture qui conduit un film au service de son actrice principale pour laquelle il traduit aussi en persan les mots de l'azéri, la langue turque de son lieu de naissance. Jafar et Behnaz sont le présent de l'Iran. Ils remontent vers le passé pour se confronter à l'avenir incertain incarné par la jeune Marziyeh. L'imaginaire du pays est en effet celui d'un passé archaïque refoulé; celui de Shahrzad qui, sous le Shah, incarnait sans doute des femmes voluptueuses que la révolution a banni. Ce sont plus généralement les traditions archaïques qui nient le bienfait des études et l'émancipation féminine. Dans les dernier plan, Jafar Panahi, en retrait, ne peut que constater une fracture bien réelle avec les vaches qui montent au taureau et les deux femmes qui descendent vers la ville. Ces deux mondes sont-ils conciliables ?
Un grand documentaire de cinéma
Une première discussion sur le cinéma a lieu à propos du plan-séquence que constitue le message vidéo de Marziyeh. Le plan est il bien d'un seul tenant, la chute étant filmée dans la continuité de la pendaison, ou s'agit-il de deux plans montés, ce qui prouverait la canular ? Jafar, personnage dit ne rien voir sur la vidéo qui lui ferait penser à un montage qu'un amateur aurait pu produire. Mais Panahi réalisateur a pourtant bien lui effectué ce montage. La seconde discussion est l'interrogation de Behnaz sur la sincérité de Jafar : ne l'a-t-il pas manipulée puisqu'il lui avait dit vouloir faire un film sur le suicide d'une adolescence ? Il y a là sans doute un jeu, peut-être improvisé, entre l'actrice et son réalisateur que Panahi a conservé au montage.
Si Panahi joue ainsi sur la friction entre documentaire et fiction, il magnifie aussi la mise en scène par un extraordinaire second plan du film. Il démarre sur le visage de Behnaz et ne la quitte pas durant toute la conversation avant de la saisir quittant la voiture, en faisant le tour pendant que Jafar discute avec la réalisatrice, paniquée du départ de son actrice. Behnaz, qui a fait alors le tour de la voiture, voit sortir Jafar qui téléphone à sa mère pendant qu'elle rejoint sa place de passagère dans la voiture. Ce second plan, magnifiquement chorégraphié, répond au premier plan, de sensiblement égale durée. L'un est filmé tremblotant avec un téléphone portable, l'autre par un metteur en scène sur de son art. L'un a le sensationnalisme de la jeunesse, l'autre la beauté maîtrisée d'un artiste à la virtuosité discrète.
Le film est un hommage vibrant à Abbas Kiarostami, décédé en 2016 et dont Panahi fut l'assistant. Les motifs formels de la route en zigzag et du "code barre" des arbres y sont évoqués. De même, le personnage dans sa tombe est issu du Goût de la cerise (1997) alors que la recherche d'un adolescent dont on craint la disparition, renvoie à Et la vie continue (1992). Il n'est pas jusqu'au pare-brise fendu par la pierre du frère, à la fin du film, qui ne rapelle le cruel poids du réel dont rendait compte le dernier plan du dernier film de Kiarostami : Like someone in love (2012)
Jean-Luc Lacuve, le 8 juin 2018