Margherita est une réalisatrice en plein tournage. Elle est occupée à diriger une scène de conflit entre des ouvriers révoltés contre l’entreprise américaine qui vient de racheter leur usine et s’apprête à les licencier, et un bataillon de policiers armés de matraques, de grenades lacrymogènes, de lances à eau… Elle s’emporte contre son chef opérateur qui filme de trop près, selon elle, les corps et les visages, l’accuse de jouir de la violence de la situation, le soupçonne d’être du côté des flics. Elle s’approche d’une actrice pour lui dire qu’elle doit se tenir "à côté" de son personnage, et la laisse se débrouiller avec cette formule énigmatique.
Ses soirées, Margherita les passe à l’hôpital, auprès de sa mère malade, Ada, qui connait de graves problèmes respiratoires et cardiaques. Le pronostic des médecins est pessimiste et on lui annonce bientôt que les jours sont comptés. Elle doit cependant compter sur son frère, homme solide, calme, aimant pour l'aider à accepter cette réalité inéluctable. Margherita, concentrée sur son travail, assume toutes les responsabilités de réalisatrice et n'hésite pas dans sa vie privée à rompre sa relation amoureuse quand elle l'estime nécessaire au grand dam de son amant, sèchement quitté.
Sous cette force qui va, Margherita est néanmoins envahie de regrets, de remords et de souvenirs envahissants. Elle se rêve parfois encore adolescente, quittant son petit ami ou se couchant tendrement auprès de sa mère endormie. La réalité du tournage devient de plus en plus difficile avec l'acteur américain, Barry Huggins, égocentré et mythomane, qui compte trop sur son incontestable charisme et délaisse l'apprentissage de son texte en italien. Ainsi doit-elle faire de multiples prises de Barry Huggins filmé au volant d'une voiture. Lorsqu'il se révèle incapable de dire deux répliques à la cantine de l'usine, elle n'y tient plus, se met en colère et quitte le plateau.
Et les cauchemars agitent Margherita toutes les nuits. Après l'un d'eux, elle constate que son appartement est envahi par l'eau, ce qui l'oblige à revenir habiter chez sa mère en pleine nuit. Le matin, elle est réveillée par un démarcheur pour une compagnie d'électricité. Elle craque et éclate en sanglots.
Livia, la fille de Margherita, revient de son séjour de ski où son père l'a accompagnée pour se reposer. Les retrouvailles sont joyeuses et le père entraîne sa fille au scooter qu'il lui a promis sous le regard apaisé de Margherita. Mais Livia s'inquiète de devenir de sa grand-mère et prend progressivement conscience de sa fin prochaine. Alors qu'elle allait abandonner le latin, Livia s'y accroche de nouveau.
Lorsqu'il n'y a plus d'espoirs médicaux de sauver Ada, Giovanni et Margherita la ramènent chez elle. Ada y affronte courageusement la prise de médicaments et aide Livia à traduire subtilement les textes latins.
Le tournage avance et Barry soude à nouveau l'équipe grâce à un exubérant numéro de danse qu’il improvise, avec la costumière du film, lors de sa fête d'anniversaire. Lors du tournage de la dernière séquence sur une place déserte la nuit, Margherita apprend que sa mère est mourante. Elle décide néanmoins de continuer. Miraculeusement la prise est bonne du premier coup.
Margherita et Giovanni assistent leur mère dans son agonie paisible.
C'est par un coup de fil reçu par son père dans la nuit que Livia, dans sa chambre, apprend la mort de sa grand-mère. En veillant sur la morte, Margherita fixe une glace et se souvient combien sa mère s'habillait bien. Le bureau de sa mère est toujours plein des livres qu'elle aimait et qu'elle avait si bien su transmettre à ses élèves. Demain il faudra continuer sans elle.
L'ample mouvement ascendant à la grue du premier du plan qui s'élève au-dessus des manifestants pour saisir l'ensemble de la scène d'affrontement avec les CRS puis, un peu plus tard, le mouvement descendant du panoramique allant du haut du goutte-à-goutte au bras de la mère malade pourraient donner une idée de ce que serait un grand cinéma de mise en scène. Il opposerait le mouvement ascendant de l'art au mouvement descendant de la vie. Mais Moretti procède d'un cinéma bien plus moderne, assumant un fonctionnement proche de celui du cerveau où s'entremêlent réel et fantasme, rêve et cauchemar, intime et social.
Le refoulé mental face à l'engagement social ou l'approche de la mort
Le cinéma est une industrie lourde qui suppose de nombreux techniciens, des décors imposants, même pour un film au budget moyen comme celui de Margherita. Et c'est de la responsabilité du metteur en scène de rester fidèle à son film, qu'il s'agisse de la place de la caméra, des conditions de tournage ou du management des acteurs. Ce travail incessant façonne Margherita. Telle une force qui va, elle fait preuve d'une passion toute aussi extrême que celle de son frère qui abandonne tout pour rester prêt de sa mère. Rien ne saurait faire dévier de leur voie Margherita et Giovanni tant est grande la force inflexible qu'ils ont reçue de leur mère, traductrice infatigable.
Cette façon d'être n'empêche pas, bien au contraire, d'être sensible à tout ce que l'on perd dans cette position extrême : ne pas savoir soigner sa mère avec de bons petits plats ou renoncer, à un âge avancé, à trouver un autre travail. Ce sont justement les certitudes plaquées, toutes faites, qui indisposent Margherita. Ce refus des évidences s'incarne dans son conseil aux acteurs de ne pas être trop dans leur rôle, dans son scepticisme face aux slogans qu'ils soient sociaux dans son film ("Du travail pour tous" ou "A bas les exploiteurs") mais aussi sur une banderole de l'hôpital ("Tous ceux qui ont abandonné sont déjà morts') accroché pour un certain Mario.
Ce refus de lâcher prise tout en reconnaissant ses erreurs et errements, c'est l'appel au secours de Margherita, sommée d'établir clairement l'enjeu de son film dans une conférence de presse: "Pourquoi est-ce que je continue à répéter les mêmes choses depuis des années ? Tout le monde pense que je suis capable de comprendre ce qu’il se passe, d’interpréter la réalité, mais moi je ne comprends plus rien."
Il va jusqu'aux extrêmes burlesque et tragique : détruite la voiture de sa mère contre un mur afin qu'elle ne serve plus à rien. Mais bien plus souvent cette force qui va est submergée par l'inconscient qui agite toutes les imperfections de la vie. A quoi bon se donner sur un film quand même son frère trouve qu'il est trop plein de ses principes ; et Margherita de longer lentement une file de spectateurs qui semble infinie, devant un cinéma où l'on projette Les ailes du désir. D'où les cauchemars des nuits (mère morte, mère errant en robe de chambre dans la rue) Ce refoulé trouve une subtile incarnation plastique avec l'envahissement de l'appartement par de l'eau... qui oblige, en pleine nuit, l'enfant à retourner chez sa mère.
La transmission enfin
Cette force qui va laissant les cauchemars la submerger et s'accommodant des imperfections de la raison croise parfois heureusement la grâce. Ce sont les rares moments de vie facile : la dernière séquence de tournage miraculeusement réussie du premier coup, sans doute parce que chacun comprend la situation de Margherita et a pris les choses au sérieux ; les parents séparés regardant leur fille heureuse de ses débuts en scooter ; le repas ou Barry explique sa perte de mémoire qu'il compense par des photographies. Lors de ce repas, Moretti-Giovanni fait la démonstration de la différence entre personnage et acteur : Giovanni-Moretti énonçant pour le personnage de sa sœur mais en fait pour lui-même la toute puissance que l'on doit reconnaitre au réalisateur.
Diriger ses projets vers un but lumineux doit s'accommoder, davantage au cinéma qu'en littérature, des imperfections de la vie. Autant une traduction s'impose-t-elle avec la force de l'évidence, autant chaque scène de cinéma menace toujours de sombrer dans l'insignifiance ou le ridicule. C'est pourquoi sans doute, après une première partie mentale consacrée au cinéma avec des séquences fortes mais dont l'émotion, toujours sur le fil du rasoir, génère davantage de rires ou sourires que d'enthousiasme, Moretti laisse place, avec le retour de Livia, à l'émotion portée par l'apprentissage du latin.
Les séquences à l'hôpital ou de retour à la maison avec, pour accessoire principal, un dictionnaire offrent un contrepoint splendide et dépouillé aux lourdes machineries du cinéma. La transmission étant assumée simplement, Moretti annonce la mort de la grand-mère sur les sanglots de Livia. Inattendu, ce choix très juste suscite une émotion qui s'épanouit alors pleinement.
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Demain, il faudra continuer avec au cœur la perte d'Ada. Juste avant de mourir, elle a donné à sa petite-fille la croyance en la beauté, celle de la logique qui touche l'intellect et l'âme. C'est probablement moins sur Ada que pleure Margherita que sur le courage qu'il leur faudra, à elle et sa fille, pour continuer d'incarner et de transmettre cette force à leur tour, "demain".
Jean-Luc Lacuve, le 06/12/2015