Près des grottes sur le rivage de Gênes, des parias vivent semblables peut-être à ceux qui s'embarquèrent jadis pour le Nouveau monde. Des plans sépia super8 : des jeunes gens en vacances plongeant dans la mer ; déambulations le long des docks, des chantiers, devant les night-clubs, dans les ruelles à voûtes, les impasses de Croce Bianca, Via Prè, Sottoripa, dédales de ruelles coupe-gorge de ces quartiers Génois où sèche le linge et tapinent les prostituées, des grosses assises sur une chaise. C'est Gênes, la nuit déserte, la foule, un rat qui rôde, le décor d'un film noir, où marche un ragazzo en costume cravate "trop jeune pour la retraite, trop vieux pour être embauché".
Une voix masculine d'un transsexuel nous parle de son amour pour cet homme. C'est un quinquagénaire surnommé "Enzo le Roc", un transfuge de Catane qui s'est retrouvé tout gamin à faire du marché noir pour son père dans les ruelles de Gênes, briquets, aérosols, grenades et autres bricoles tombées du camion. Condamné à la délinquance, sous les verrous plus souvent qu'à son tour, il s'est retrouvé un jour traqué par deux flics qui le canardent. On l'a pris pour un tueur à gages. C'était à Zanzibar. "Je sors mon Magnum, comme l'inspecteur Callahan, je colle quatre balles à l'un et quatre à l'autre. Je croyais les avoir liquidés." Heureusement non, car il aurait pris perpète au lieu de seulement...vingt-sept ans. Un gâchis, dit Mary, la transexuelle,: "Il aurait pu devenir acteur avec son physique, percer dans le cinéma !"
Mary et Enzo dans un bar, entre le crépuscule et l'aurore, où des homos dansent près d'un juke-box qui diffuse L'eau à la bouche de Gainsbourg. Enzo y affirme son amour pour Mary.
Chez eux, ils racontent. C'est en prison qu'Enzo a croisé Mary, un transsexuel réprimé par sa famille, emprisonné pour abus d'héroïne, épave, désespéré. Quand ils se sont vus dans l'enceinte carcérale, ce fut le coup de foudre. Mary a fait un ourlet au pantalon d'Enzo contre des cigarettes, a accepté de lui traduire des poèmes. "Un matin, il m'a attrapé et m'a embrassé sur les lèvres. J'étais sidéré, ça a été le début de notre histoire. On se retrouvait à la promenade, on communiquait d'une cellule à l'autre avec un alphabet muet." Les "tantes" sont mal vues en prison, maltraitées par les matons. Enzo la protège. Il parle d'elle comme de sa "garce" : "Je t'aime, je t'adore, mon doux salaud", lui écrivait-il lorsque, sortie avant lui, elle lui envoyait des cassettes audio et qu'il lui écrivait des lettres où il parlait de réaliser leur rêve : "Une maison à la campagne avec un jardin potager et peut-être une véranda avec un banc où on pourrait se serrer pour regarder l'horizon, avec nos chiens autour."
Avec La bocca del lupo, Pietro Marcello réussit un film sensible et grandiose autour des parias des grandes villes à la manière de ce qu'avait réussi Pedro Costa avec Dans la chambre de Vanda en 2000. On y retrouve la même économie de moyen pour la construction d'une légende s'appuyant sur la vie des plus démunis.
Un buget monacale
Environ 20 000 euros ont été offert à Marcello par la Fondation San Marcellino, des jésuites qui, depuis l'après-guerre, assistent à Gênes les plus besogneux et les indigents avec environ six cents volontaires au service des structures éparpillées dans la ville. San Marcellino a vu et apprécié le film précédent de Marcello, Le Passage de la ligne, entièrement tourné dans des trains de nuits fréquentés par les pauvres et les immigrés, un voyage élégiaque du nord au sud à travers l'Italie. Ils lui ont donc offert un petit budget et des appartements pour lui et son équipe dans le coeur de la vieille ville, pour qu'il puisse raconter par le film non pas tant l'activité de la Fondation que le monde à qui elle s'adresse.
Au total, la production du film a coûté 100 000 euros et grâce aux nombreux prix reçus et à l'attention portée par la presse, les producteurs, IndigoFilm et l'Avventurosa, et le distributeur Bim, ont décidé de porter le film dans les salles - avec environ vingt copies, certaines villes s'étant ajoutées au fur à mesure que le film trouvait son public. Le film a été acheté par la RAI mais n'a pas été encore vu à la télévision.
De la misère à la légende
Enzo a passé la moitié de sa vie derrière les barreaux d'une prison. Multirécidiviste, le gangster Sicilien y a pourtant trouvé l'amour, et une forme de salut, grâce à un échange de lettres. C'est son portrait que dessine Pietro Marcello, comme petite histoire, signifiante et exemplaire, d'une grande histoire où se mêle le vécu trivial et les rêves immenses. L'histoire d'amour hors du commun, nourrie de la longue attente d'un paradis simple où l'on peut enfin vivre ses moments perdus incarne tous les rêves de ceux qui s'embarquèrent jadis pour le nouveau monde.
Gênes, serrée entre la mer et les montagnes, la campagne et les ports, la démolition industrielle et la modernité du tertiaire, c'est une ville de frontière. Ses gens et son histoire, les ombres des lieux disparus et les échos des mémoires perdues, sont les restes visibles d'une archéologie de la mémoire. Aujourd'hui elle n'offre plus d'embarquements pour les Amériques ni du travail comme dans le passé. Sa modernité déjà ancienne cohabite avec la possibilité de se réinventer.
C'est ce à quoi s'applique le texte poétique, lu off, tiré d'un livre publié en 1892 par Gaspare Invrea, La bocca del lupo. Monologues grandioses parlant de ces exclus qui "traversent des lieux disparus, descendant des rampes et remontant des pentes reculées où repose l'obscurité", des "naufragés sur terre" sur les visages desquels tomberont les rayons du soleil, tandis que "la houle marque le temps qui passe".
La jeune monteuse Sara Fgaier a recherché des archives en adéquation avec l'empreinte légendaire du texte de Gaspare Invrea. Elles proviennent de films amateurs, de fondations, d'industries. Les plus anciennes remontent au début du siècle dernier, les plus récentes au début des années 1990. Ces archives offrent la possibilité de dessiner un inventaire des transformations urbaines et de leurs conséquences humaines, en restituant la dimension physique des lieux disparus mais restés vivants dans la mémoire de la ville, et de ses habitants.
Jean-Luc Lacuve le 03/07/2010.