Off sur écran noir: "-Est-ce que tu m'aimes? Si je disparaissais, est-ce que tu passerais ta vie à me chercher comme Mardar a cherché Moudan? -Oui, je te chercherai. -Menteur".
A Shanghai, le narrateur dit son bonheur de pouvoir observer les gens et leurs sentiments en parcourant la Suzhou river. Il est vidéaste amateur et tague ses propositions de tournage et son numéro sur les murs de la banlieue déshéritée de Shanghai. Un jour, un patron de bar lui propose de filmer son spectacle de sirènes. C'est Meimei qui vêtue d'une queue de sirène rouge s'agite dans un aquarium à peine plus grand qu'elle. Le vidéaste revoit Meimei dans ce bar et tombe amoureux de Meimei, qui vient souvent le voir chez lui ou qu'il retrouve sur sa péniche sur la Suzhou river. Il ne vit que pour elle et inquiète lorsqu'elle s'absente parfois plusieurs jours. Il ne sourit de nouveau que lorsqu'il la voit revenir. Un jour, elle lui raconte l'histoire de Mardar et Moudan.
Mardar est un jeune désœuvré qui achèta une moto volée, persuadé qu'il va faire de grandes choses. En fait, il sera un des nombreux livreurs invisibles de Shanghai. Il est beau et taiseux et fait beaucoup de courses. Un jour, un trafiquant qui aime l'alcool et les filles, lui demande de promener sa fille pendant qu’il reçoit sa nouvelle maitresse. De sorties en sorties, l'amour grandit entre Mardar et Moudan, petite fille innocente aux deux couettes qui aime sa poupée sirène blonde et l'alcool, la vodka à l'herbe de bisons. Mais cette histoire n'est pas aussi romantique que cela. Mardar est aussi lié aux trafics de Lao B. et d'une patronne de boite, Mada, qui l'obligent à kidnapper Moudan pour réclamer une rançon à son père. Lorsqu'elle découvre qui il est vraiment, Moudan se jette dans la rivière Suzhou promettant de venir le hanter comme une sirène.
Après quelques années passées en prison, Mardar part à sa recherche. C'est ainsi qu'il rencontre Meimei, sosie parfait de Moudan. Mais celle-ci le rembarre même si elle souhaite connaitre son histoire. Il la lui raconte, jusqu’à lui révéler que Moudan portait un tatouage en forme de rose rouge sur la cuisse gauche. C'est ce tatouage qu'elle lui montre tout en indiquant qu'on en trouve partout et que cela ne prouve rien. Ils deviennent amants. Mardar rencontre le vidéaste et celui-ci lui indique qu’il connait Meimei depuis longtemps qu'elle ne peut être Mudan. Quand Mardar revient voir Meimei, il se fait tabasser durement par les vigiles du patron du bar. Mardar revient voir le vidéaste et même s'il sait que c'est lui qui est responsable de son passage à tabac, il le remercie car il est maintenant persuade que Meimei n'est pas Moudan.
Mardar retrouve Moudan, vendeuse de vodka à l’herbe de bison dans une épicerie de Shanghai. Heureux de se retrouver, ils se saoulent et, ce jour de pluie, ils percutent le parapet de la Suzhou river et meurent noyés. La police demande au vidéaste de reconnaitre Mardar qui avait noté son numéro dans son carnet. Le vidéaste avertit alors Meimei qui croyait jusque là que cet amour était une légende. Bouleversée, elle laisse un message au vidéaste lui demandant de prouver qu'il l’aime en partant à sa recherche. Le vidéaste ne se sent pas la force et se soule en se laissant glisser le long de la Suzhou river.
Avec une référence constante à Vertigo, le chef-d'œuvre d'Hitchcock, déjà largement maniériste, Lou Ye en produit une version contemporaine, baroque, usant des moyens de mise en scène les plus visibles : brouillages temporels, faux raccords, caméra subjective avec narration off par un personnage secondaire, jamais vu et très commun. En dépit de cela, le film est un document sociologique sur la Chine des banlieues, que la censure interdira, et une double et très touchante histoire d'amour.
Motifs de Vertigo
L'hommage au Vertigo d'Hitchcock s'incarne dans de célèbres motifs formels : la perruque blonde ; le coiffage du chignon devant la glace que surprend Mardar ; Mudan se jetant d'un pont métallique dans la Suzhou river ; les lumières vertes l'aquarium et les habits constamment vert et rouge de Meimei, le tatouage de la rose rouge, signe distinctif de Mudan que s'applique Meimei qui renvoie au bijou de la fausse Madeleine conservé par Judy ; la fin de l'amour quand Judy-Meimei disparaissent, verticalement dans Vertigo, horizontalement ici par la fuite le long de la Suzhou river. Enfin et peut-être surtout, le motif musical lyrique de Vertigo est sans cesse rappelé.
Vertigo des bas fonds
Dans Vertigo, Scotie recherchait Madeleine au travers de Judy et le film basculait dans la tragédie lorsqu’il découvrait qu'elles étaient la même personne. Judy qui l'avait trahie sous l'apparence de Madeleine aurait pu l'aimer. Ici, Meimei voudrait se faire passer pour Mudan mais Marmar ne s'y laisse pas prendre et héroïquement poursuit sa quête de Mudan. Ce n’est plus un homme et une femme sous deux apparences, mais deux femmes sont la seconde aimerait être la première pour être aimée par un homme bien plus passionnément que par son amant qui pourtant l'aime. Meimei est la véritable héroïne du film. Alors que Mudan, tient la sirène comme un jouet, elle est la sirène dans son numéro. La part de légende attachée à cet être mi-femme mi-poisson.
On ne joue pas dans la même cour sociale. Bourgeoisie, inspecteur de police, dessinatrice de mode et escrocs de haut vol sont remplacés ici par des êtres sans envergure. C'est un vidéaste amateur qui prend en charge le début du récit avec caméra à l'épaule, faux raccords et caméra subjective. Personnage manifestement sans talent, le vidéaste est condamné à filmer les mariages et anniversaires comme il nous le montre alors que la publicité pour Meimei dans son aquarium n'est pas montrée, preuve que cela ne valait pas grand chose. Ce qui pourrait transporter le vidéaste sur les rivages de ses ambitions est l'amour qu’il éprouve pour Meimei qui vit justement sur une grue-péniche près de la rivière, mais il renonce dès que Meimei lui demande de prouver son amour. Sa disparition comme celle de Judy à la fin de Vertigo met fin à son amour...mais bien plus lâchement.
Si Vertigo est omniprésent, le film évoque aussi In the mood for love, réalisé la même année, avec ses lumières orangées sur des escaliers sous la pluie. Si Le Caravage émouvait en prenant pour modèle des filels des rues etdes paysans pour incarner des thèmes religieux, c'est bien à cette même tentative baroque, pleine de surprises, que propose Lou Ye.
Jean-Luc Lacuve, le 30 décembre 2022