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Milestones

1975

Thème : Guerre du Viêt Nam (entre-autres)

Avec : Mary Chapelle (Mama), Grace Paley (Helen), Susie Solf (Karen), Kala Ho (Erika), John Douglas (John), Gail Frazier (Gail), Elizabeth Dear (Liz), Jay Foley (Terry). 3h15.

Mama se souvient de ce qu'était sa vie dans les Etats-Unis de 1900, 1906, 1917. Helen termine un film sur son voyage en République démocratique du Nord Vietnam. Sa fille Karen donne naissance à une fille, Leila. Après deux ans de prison, Peter est dehors et essaie d'imaginer comment il va recommencer sa vie, ici au cœur de l'impérialisme. Vivant dans une communauté d'hommes, un ancien spécialiste de la biologie marine prend ses dispositions pour que son fils de sept ans vienne vivre avec lui, après de nombreuses années de séparation. Harriet et Erika pratiquent l'acupuncture, elles essaient d'intégrer les techniques de soins traditionnelles à la médecine occidentale.

John, un potier aveugle donne à ses amis et, pour son équilibre mental, s'accroche au travail. David s'inquiète de la mobilisation politique qu'il a organisé dans une usine automobile. Terry, un vétéran du Vietnam revient à la vie normale mais est tué lors d'un vol à main armée. Les navires négriers qui transportaient leur cargaison depuis la Côte-d'Or flottent toujours sous al surface de cette société décadente et raciste. Le lynchage continue. Sharon sort de prison et reprend son activité politique là où elle l'avait laissée, deux ans auparavant. Pour Amie, jouer de la musique dans les bars permet de se retrouver de nouveau face aux réalités de l'exploitation et de l'oppression. Gail n'a pas de communauté vers laquelle aller pour demander de l'aide après son viol. Liz montre où son grand-père a été tué par les Navajos.

Les poissons nagent au fond de l'océan. Lou et Amber quittent leur pays, leur communauté, leur maison, à la recherche d'une ville où ils pourraient vivre en se sentant connectés avec les réalités des peuples noirs et du Tiers-Monde. La lune flotte lentement à travers les nuages. L'écume s'accroche aux rochers, tournoie, dérive, est avalée par des vagues profondes. Le brouillard est partout. La formidable énergie de la cascade transperce cette brume.

Un pilote de bombardier américain, fait prisonnier, baisse les yeux sous les projecteurs d'une conférence de presse à Hanoi. A travers ce continent, il y a des signes de résistance des américains natifs, à qui cette terre, un jour, a entièrement appartenu.

Les enfants, leurs parents, les parents de ces parents. Révolutionnaires, victimes, sans buts, rêveurs, laissés pour compte, des gens forts et solides. Solitaires, canailles, communaux, certains essaient de créer de véritables changements. Un miroir pour beaucoup d'entre nous, dans lequel se regarder et se jauger- pour savoir quel chemin il nous reste à parcourir. (résumé du dossier de presse).

Le titre pluriel rend à peine justice à l'ambition de ce film. Robert Kramer et John Douglas livrent ce que la plupart de critiques s'accordent à nommer un état des lieux de la contestation américaine, à l'heure où une convergence d'événements diplomatiques, politiques et sociaux semble en sonner le glas.

Le film propose de suivre des personnages, pour la plupart trentenaires, au cours d'un épisode charnière de leur parcours : sortie de prison, recherche d'emploi, recomposition familiale, naissance. Outre les spécificités du film choral, qui partage le fil conducteur entre plusieurs protagonistes, Milestones présente une caractéristique qui l'apparente à la fois au documentaire et au cinéma expérimental : l'apparent abandon de la fiction.

La vision des auteurs semble se définir selon deux modes. Le premier, suggéré par la visite au jardin zoologique, est celui de l'observation du sujet dans son milieu d'adoption, à défaut d'être son milieu naturel. Les environnements sont choisis pour ce qu'ils ont de plus ordinaires. Villes industrielles, espaces intermédiaires indéfinis, intérieurs particuliers, tous renoncent à constituer un décor à proprement parler. Dénués de tout apprêt, ils renvoient à un réel des plus rudes. Même la scène de la communauté, en pleine nature, est marquée par une rusticité fort éloignée de l'idéal pastoral.

Le filmage des corps est en conformité avec les principes du cinéma vérité. Cadrage approximatif, déficit manifeste d'éclairage, tout concourt à l'impression d'improvisation et d'absence de mise en scène, pourtant visible en quelques occasions (long zoom arrière qui perd les personnages dans le paysage, scène du rêve, scène du cambriolage).

Cette tentative d'aborder l'expérience humaine de la manière la plus honnête possible produit parfois des scènes qui peinent parfois à trouver le ton juste (l'évocation de la rupture), mais empreint la plupart des autres d'une grande sincérité, quand le jeu s'efface devant l'intensité du drame (l'accouchement, comment quémander du travail sans perdre sa dignité ?, Dylan doit-il revenir vivre avec son père ?).

L'empathie est d'autant plus forte que les rebelles sont ici aux abois. Presque tous disent leur angoisse, la "pression" qu'ils ressentent, leur "peur d'être libres". Soulignant le rôle de la responsabilité individuelle ("on essaie de faire ce qu'on peut… "), le film ne néglige pas les réseaux de solidarité. Parfois impuissants (Terry retombe dans la délinquance malgré la bienveillance de son entourage), ils sont le seul espoir de refondation de l'expérience collective pour des protagonistes qui cherchent à "revivre avec les gens" et à "trouver un espace avec les autres".

(Re)naissance d'une nation

Le passage implicite du corps physique au corps social indique que le propos des auteurs est clairement plus politique qu'intimiste. Au patient qu'il ausculte, le médecin suggère qu' "il y a des choix à faire", et que "l'on peut changer" "sa manière de vivre, ses relations avec les autres". Le premier pas, c'est la réinvention de la famille, ici sérieusement malmenée mais désignée comme un horizon possible.

Le second mode de lecture, proposé celui-là par la séquence du potier qui recolle le pot cassé, est celui de l'archéologie de la civilisation. En multipliant les couches de représentation (dessins, gravures, photographies anciennes, cartes dans lesquels la caméra évolue comme dans un paysage, sans nécessairement en réclamer le sens, reportages télé, approche ludique des sœurs qui jouent l'accouchement…) Kramer et Douglas créent les conditions pour l'introspection de l'histoire collective.

En ouvrant le film par le personnage de Mama, issue de l'immigration, ils inscrivent leur propos dans l'expérience américaine. Les destins des personnages, tous issus d'une manière ou d'une autre des minorités sociales (hippies, détenus, homosexuels) ont partie liée avec les autres, notamment les plus visibles à l'époque, à savoir les Noirs (lutte pour les droits civiques, émeutes de Watts) et les Indiens (soulèvement de Wounded Knee).

Quant à savoir comment cette introspection peut se faire reste peut-être la réponse la plus attendue. En vain, tant le film multiplie les références à l'actualité contemporaine (soulèvement de la prison d'Attica, guerre au Vietnam, Cuba, Malcolm X…), comme si le sens s'imposait de lui-même, ce qui était probablement le cas en 1975.

On y décerne certes les bons points (John Brown l'abolitionniste) et les mauvais (Kit Carson l'aventurier), mais le passage de la grande histoire à la petite se fait au prix de raccourcis parfois mystérieux. Le caractère dispersé et nécessairement inabouti de cette archéologie civilisationnelle est tempéré par l'orientation qu'elle finit par donner au film.

C'est en effet la transmission qui est au cœur de Milestones. De la vieille dame qui livre ses souvenirs au mémo "Things to remember from prison experience" en passant par les nombreuses scènes dont les enfants sont soit objets soit témoins, l'essentiel du propos porte sur les conditions de mise en œuvre d'un "après". La dernière partie du film, qui suit les préparatifs de la naissance, puis la naissance, montre qu'il s'agit à l'évidence d'un message d'espoir. L'enfant est né, c'est l'après qui commence.

Christophe Cormier le 14/10/2008

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