1966, Kaohsiung. Le temps des amours : Avec en fond sonore Smoke Gets in Your Eyes des Platters, des joueurs autour d'un unique billard dans une sorte de garage ouvert sur l'extérieur. Des garçons mais aussi une fille qui tient la boutique. Un garçon vient en vélo lui porter une lettre, elle sourit. Elle range la lettre dans un tiroir. Quelques jours plus tard, elle accueille May qui vient la remplacer.
Un jour celle-ci trouve la lettre abandonnée. Le jeune homme y déclarait partir au service militaire et ce souvenirs des soirées de billard avec elle comme de ses meilleurs moments. Quelques temps après, May voit débarquer le beau militaire qui joue bien mieux qu'elle au billard. A la fin de la soirée, il lui déclare qu'il lui écrira depuis sa caserne. Trois mois plus tard, la lettre arrive : elle enjoint May de rester toujours aussi belle. Le temps passe au son de Rain and Tears d'Aphrodite's Child. Lorsque Chen obtient une nouvelle permission, May est repartie. Il parcourt les villes à sa recherche. Vainement jusqu'à ce que May lui écrive, lui révèle l'adresse de sa mère. Celle-ci au courant de ses amours lui donne alors son adresse. Ils se retrouvent.
1911, Dadaocheng. Le temps de la liberté : une courtisane est éprise
d'un noble révolutionnaire qui la néglige, préférant
se consacrer à ses activités politiques. Il aidera l'une de
ses compagnes à devenir concubine mais refusera de s'engager plus avant
avec elle.
2005, Taipei. Le temps de la jeunesse : Jing, jeune chanteuse épileptique, vit une aventure avec une femme, Micky. Employé dans une boutique de photos, Zheng trompe Blue, sa petite amie, avec Jing.
Trois époques, trois histoires, 1911, 1966, 2005, incarnées par le même couple de comédiens. Ce conte sentimental évoque ainsi la triple réincarnation d'un amour, vécu, empêché ou incertain. Dans les trois épisodes l'amour se construit d'attentes en retrouvailles. Dans le premier les deux amants se perdent pour mieux se retrouver. Dans le second, ils se perdent et ne se retrouvent pas. Dans le troisième, ils n'ont même plus besoin de se perdre pour ne pas se trouver.
Le premier, le temps des amours, est comme une bulle de simplicité. Les salles de billards, toutes plus ou moins semblables, sont autant de lieux où tout peut recommencer. Les moyens de transports : vélo, motocyclette, bac pour franchir les rives, train ou bus sont là pour favoriser le trajet qui conduit à l'être aimé. Les lettres qu'elles soient trouvée, reçue par la poste, ou retrouvée chez la mère, comme les panneaux indicateurs des villes les horaires de train sont autant de signes qui, dans les bulles des chansons, permettront finalement le geste, tant vu mais ici magnifié par la simplicité, des deux mains qui se touchent et se prennent.
Sous la splendeur de ses costumes et de ses plans sur les nattes, plantes vertes ou théières fumantes, le temps de la liberté est le plus violent des trois épisodes. Les lettres que May reçoit ne sont jamais des lettres d'amour. Elle doit se contenter de l'admiration de son riche client-amant pour un journaliste révolutionnaire. L'épisode de la jeune fille vendue par son père à dix ans à peine décrit l'effroyable hypocrisie d'un monde fasciné par les richesses splendides de ces maisons closes et sa répulsion pour ces situations : le père empêchant sa fille de discuter avec May avant de la soumettre à un examen esclavagiste par la propriétaire.
Le choix de faire de cet épisode un film muet apparaît d'abord assez artificiel, motivé seulement par le rapprochement avec la technique du cinéma en 1911. Le choix est d'abord gênant car l'on a entendu chanter May pendant les premiers plans et que les couleurs splendides et les personnages filmés en longs plans fluides sont très éloignés de l'esthétique du muet. L'adéquation entre la douleur muette des personnages, la puissance d'évocation d'une larme ou d'un geste finit cependant par convaincre avant que le plan final de May, condamnée à chanter devant le silence admiratif mais obstinément buté des hommes, finissent par emporter définitivement l'adhésion. Opéra mortuaire, le film est à l'image de ce chant que personne ne semble entendre.
Après le bonheur et le malheur, l'épisode 2005 conclut sur la formidable confusion-création de notre époque aussi malade que créative. La modernité, si elle s'accomode mal de l'échange épistolaire, n'a pas effacé la puissance des lettres. Elles sont absolument partout : sur le casque de la moto, sur les enseignes lumineuses de la ville, sur les écrans d'ordinateur ou de téléphone et jusque sur le cou de Jing.
La difficulté est probablement de les faire signifier. Les deux jeunes gens qui s'aiment, même si chacun entretient déjà une autre relation amoureuse, sont tous deux de jeunes artistes. Elle est chanteuse, écrit ses paroles sur ordinateur. Il est photographe, utilise Internet pour les mettre en oeuvre. Sans médiation artistique, sans mise en forme du message, celui-ci ne trouve pas de destinataire. Ainsi en est-il du message de Micky, l'amie de Jing qui déclare la quitter en se suicidant mais dont on ne verra jamais une réaction sur le visage de Jing et dont Hou évitera de nous montrer ensuite le corps, vivant ou mort, pour finir par un plan en mouvement de Jing et Chen en moto sur la musique composée par Jing.
Jean-Luc Lacuve le 20/11/2005
Bibliographie : Emmanuel Burdeau , les Cahiers du Cinéma, novembre 2005, n°606, p.24