Dans le bidonville d'un royaume imaginaire, deux paysans très frustes, Ulysse et son frère Michel-Ange, vivent en compagnie de leur soeur, Vénus, et de leur mère, Cléopâtre. Un jour, ils voient arriver deux carabiniers. Ceux-ci apportent une lettre du roi, en fait un ordre de mobilisation.
Ulysse et Michel-Ange ne montrent d'abord aucun enthousiasme mais les recruteurs savent vanter les avantages de la guerre : tout, absolument tout leur sera permis. Séduits par cette promesse et encouragés par Vénus et Cléopâtre, ils partent gaiement, la fleur au fusil.
Ils écrivent régulièrement à Vénus et Cléopâtre et racontent "la guerre fraîche et joyeuse". Ils débarquent en Italie, agressent un petit vieux et une jeune femme pauvres dans une maison. Ils vont dans le nord de la Silésie. Ils exécutent trois otages, deux hommes et une femme croisés dans la rue.
Ils sont en Egypte. C’est le troisième printemps de la guerre. Ils sont à Rostov. Ils réquisitionnent un immeuble et tuent une concierge. Ils font descendre un homme de sa Cadillac et emmenent sa compagne, une mexicaine. "Je n’ai jamais vu un mec si con" aurait pu dire Michel-Ange sil'homme avit cette nationalité. A Santa Cruz, Michel Ange va au cinéma. Il a peur de l'entrée d'un train en gare, s'amuse de la farce de super-boy et est vivement intéressé par le troisième court-métrage, Le bain de la femme du monde. Ignorant tout de la grammaire cinématographique, il se déplace quand la femme du monde sort du champ. Quand elle plonge nue dans la baignoire, n'y tenant plus, il marche vers l’écran et cherche à la toucher jusqu'à déchirer l'écran.
Avec quelques homme de la Légion Condor, ils patrouillent dans les bois. Michel-Ange, au fusil mitrailleur, se fait surprendre par deux résistants du "4e groupe territorial d’action". La très jeune femme blonde leur tient un discours révolutionnaire qui ennuie les soldats qui décident dela fusiller sur le champ. Face aux soldats qui pointent leurs armes sur elle, elle cite Lénine et récite un poème de Maïakovski. Après l’exécution, il faut encore lui donner plusieurs coups de grâce successifs pour qu’elle cesse de bouger.
Un jour, Ulysse voudrait prendre une Maserati chez un concessionnaire sans payer, mais la lettre du roi, bien sûr, ne le lui permet pas. Ulysse et Michel-Ange arrêtent alors une voiture dans la rue et dévalisent le conducteur en enlevant sa femme.
Après ces nombreuses campagnes, ils reviennent chez eux. Ulysse est borgne mais heureux avec une petite valise en guise de butin. Ils en sortent une quantité de cartes postales représentant nombre de merveilles du monde. Pour eux, ce sont autant de titres de propriété qu'ils pourront échanger une fois les combats terminés.
Mais le roi perd la guerre et il est chassé par une contre-révolution. Ulysse et Michel-Ange, au lieu de récupérer leurs richesses, sont fusillés comme criminels de guerre.
A la fin de sa note d'intention, publiée dans l'avant-scène du 1er mars 1965, Godard déclare "Bref, tout, décor, personnages, actions, paysans, aventures, dialogues, tout n’est qu’idées, et, comme tel, sera filmé le plus simplement possible, la caméra étant, si j’ose dire, dans son plus simple appareil, en hommage à Louis Lumière. Car il ne faut pas oublier que le cinéma doit aujourd’hui plus que jamais garder pour règle de conduite cette pensée de Bertold Brecht : "Le réalisme, ce n’est pas comment sont les choses vraies, mais comment sont vraiment les choses".
La guerre laissée en plans
Godard refuse par là de représenter la guerre comme un spectacle à la manière par exemple de Samuel Fuller. Il admire l'auteur de Baionnette au canon au point de lui donner un petit rôle dans Pierrot le fou où il donne sa définition du cinéma (de l'action, de l'action, de l'action). Mais, dans Les Carabiniers, la guerre est faite par des idiots pour lesquels on n'éprouve nulle empathie. On ne perçoit que l'absurdité de la guerre sans que l'on s'intéresse à qui la gagnera ou la perdra.
Ce n'est pas ainsi un film "sur" la guerre, pour la magnifier ou la dénoncer. Ce qui est filmé ce sont les catégories de la guerre. Ce peut être des choses précises (armées de terre, de mer et d'air), des idées précises (occupation, campagne, résistance), des sentiments précis (violence, débandade, absence de passion, dérision, désordre, surprise, vide); des phénomènes précis (bruits, silence).
Dès lors, ressenti comme intellectuel car sans identification ni dramatisation, le film, aussi splendide fut-il, fut échec retentissant. Godard écrivit même un article, Feu sur Les Carabiniers où il répond point par point à ses détracteurs.
Le film est dédié à Jean Vigo. Le film est inspiré d’une pièce de théâtre, I Carabinieri de Benjamino Joppolo, interdite en Italie, que voulait adapter Rossellini, présenté dans le générique comme co-scénariste. Godard se cherchait peut être là un patronage qui lui aurait amené des spectateurs. En tous les cas, il respecte le grain de pellicule de l'auteur de Paisa et d'Allemagne année zéro, filmant les friches parisiennes comme les plaines à la maigre végétation de la vallée du Pô et intégrant des images d’archives de la seconde guerre mondiale avec un rare réalisme. Les cartons écrits apparaissant dans le film, supposés illustrer les cartes postales envoyées du front par les soldats, sont, d'après Godard lui-même, recopiés "mot à mot" de véritables lettres de soldats de la campagne d'Espagne et de la bataille de Stalingrad, ainsi que des circulaires d'Heinrich Himmler (Jean-Luc Godard, « Feu sur les carabiniers », Cahiers du cinéma, no 146, août 1963). Mais l'humour Godardien ressort néanmoins dans certains cartons
Les Carabiniers comme l'envers du Mépris
A l’ironie à l’œuvre dans Les Carabiniers, répondra l’art surnaturaliste de Fritz Lang dans Le Mépris. Dans Les Carabiniers, Ulysse participe à une épopée cruelle où la civilisation fait l’épreuve de la désacralisation, n’est plus guidée par le souci du Vrai, du Beau et du Bien, où la Nature est assujettie au bon vouloir des soldats pour lesquels la guerre agrée l’illicite. Michel-Ange, alter ego burlesque d’Ulysse, en tout point dissemblable au génie de la Renaissance italienne, en proie à un mimétisme infécond, amplifie de sa naïveté la cruauté d’Ulysse. Dans Le Mépris, en revanche La Méditerranée s’y dévoilera comme un univers panthéiste où les éléments observent les drames intimes des hommes oublieux de la divinité, telles les statues peintes des dieux, présentes dans les images visionnées dans la salle de projection et dans les plans symboliques qui rythment le films. Godard traite "le paysage comme un personnage en lui accordant autant de place que les acteurs" (Interview de Jean-Luc Godard par Michel Mandore, Les Lettres françaises, 25 décembre 1963)
Comme dans Le mépris, une parenthèses de cinéma intervient dans le film lorsque Michel-Ange rentre dans le cinéma Mexico de Santa Cruz. Michel-Ange croit aux images qu’il voit défiler sur l’écran, qu'il prend pour la réalité. Il consomme l’image mensongère et fabriquée du cinéma sans distance critique. La caméra met au jour, au plus près, les émotions du personnage effrayé, hilare ou en proie au désir devant les trois vues Lumière pastichées par Godard : une reprise de L’entrée du train en gare de la Ciotat, une parodie du Repas de bébé, puis Le bain de la femme du monde, où une femme vêtue d’un long manteau se déshabille.
Une anti-leçon de cinéma
Alternant le film dans le film et les regards de Michel-Ange, Godard nous offre avec Le bain de la femme du monde, une anti-leçon de cinéma. Le corps de cette femme, dans un décor qui souligne l’ironie du titre même, n’est jamais dévoilé dans sa nudité, mais offert à l’imagination. Dans un mouvement instauré par le personnage qui sort du cadre par la droite ou par la gauche, avant d’ôter son peignoir, elle offre son dos au spectateur. Michel-Ange se contorsionne, se lève, cherche du regard à saisir le hors champ du plan, en vain, signifiant par ses mouvements chaque sortie du champ du personnage féminin. En proie à l’illusion de la représentation, tout son psychisme est attiré par cette femme, dont les déplacements soulignent la fixité du plan.
Le visage de Michel-Ange, observateur inculte et crédule anticipe la vrai leçon de cinéma de son film suivant, Le Mépris où de Fritz Lang, créateur esthète, orchestre une métaphore bien différente du regard du spectateur. Lang rappelle que les hommes sont les créateurs des dieux et que les dieux ont toujours voulu côtoyer les humains. Les hommes participent en effet d’un gai savoir qui resacralise le monde par le geste créateur. Fritz Lang incarne cette mémoire d’une culture de l’ancien qui devrait traverser l’actuel. L’Odyssée est observée par les dieux, eux-mêmes regardés et créés par Fritz Lang, gardien du classicisme, citant Dante, Hölderlin et Homère, et donc par Godard. En somme, le mythe revit sous l’œil du cinéaste allemand qui restaure le sacré dans le monde réel et auquel revient le dernier mot dans le dénouement, ouverture au pouvoir de la création, où la voix de Godard, assistant de Lang, seul réalisateur du film, imite celle du coryphée et avoue son amour du cinéma. Godard se fait l’intercesseur des hommes auprès de la divinité.
La création et le regard sont au cœur des ces deux séquences, avers et le revers d’une même scène, parodie et inversion l’une de l’autre, chacune procédant selon un montage alterné de plans où l’on appréhende successivement le film projeté sur l’écran et le regard des spectateurs,que le cinéaste place au creux du sien propre, désir érotisé et voyeur, avec la représentation de la femme nue qui déclenche l’excitation de Michel-Ange dans Les Carabiniers ou l’hilarité de Prokosch dans Le Mépris, donc pulsion originelle, qu’il faut soumettre à la modification artistique, celle de Fritz Lang, démiurge impassible, qui métamorphose la concupiscence en puissance de l’imaginaire. Ces deux scènes offrent des regards désirants, mais ne possédant pas de manière égale la maîtrise de l’art de la substitution, propre au cinéma, qu’évoquait la citation d’André Bazin : l’œil naïf de celui qui découvre la fiction devient lucidité créatrice chez le cinéaste allemand qui, portant son monocle, visionne pour la première fois ses rushes.
Dans un cas comme dans l’autre, les films dans le film sont des créations : Godard fabricateur des plans premiers est l’auteur des rushes de l’Odyssée comme des films qui fascinent Michel-Ange. Il nous place dans une intelligence du cinéma par un décalage de références, rejoue l’ancien pour mieux le penser et le faire vivre. Godard nous initie à l’art du détour, art de l’image, art de l’énigme.
Jean-Luc Lacuve, le 29 septembre 2022.
Bibliographie :