C'est à partir des rushes non montés par Gil de Kermadec pour son film "McEnroe filmé par Gil De Kermadec" (1985) que Julien Faraut a réalisé L'empire de la perfection. Gil de Kermadec mourra peu de temps après ce dernier portait réalisé à partir des rushs accumulé de 1981 à 1985
Mais qui est donc Gil de Kermadec ? Joueur de tennis de premier plan et ami de Philippe Chatrier (président de la Fédération Française de Tennis de 1973 à 1993, Gil devient le premier Directeur Technique National en 1963. Il lance un programme de réalisation de films d’enseignement. En 1966, trois ans après son entrée en fonction, il réalise ainsi lui-même un film, en noir et blanc, Les bases techniques du tennis. Avant les matchs à Roland Garros, des joueurs connus rentrent sur le court et, devant les spectateurs, prennent des positions figées, pour montrer un coup droit, un revers, un service, sans bouger, sans balle… Gil de Kermadec se rend compte de la différence entre ces gestes et ceux effectués sur le cours. En 1969, il décide donc de filmer les joueurs en action. Mais cela ne suffit pas. En 1976, il amorce une série de portraits où la psychologie du joueur est mise en avant aussi bien que son jeu. De 1976 à 1985, Gil de Kermadec a consacré chaque année un film à l’étude du jeu d’un joueur. Celui sur McEnroe est le dernier qu’il ait réalisé, mais il était prévu de longue date et des images ont été réalisées tous les ans à Roland-Garros, durant au moins 5 ans
Julien Faraut travaille à L'Insep et c'est lorsqu'il doit aider un collègue à s'y retrouver dans les 2500 films d'instruction de l'institue pour faire un portrait de Gil de Kermadec, qu'il ouvre pour la première fois les boîtes rouillées contenant les rushes en 16mm qui vont devenir la matière première de son film. Il y a sur les étagères 25 boîtes de 600 mètres de pellicules correspondant à une vingtaine d’heures de rushes très mal identifiées.
Au fur et à mesure des années, il constate qu'il y a de moins en moins de place pour le DTN alors que la télévision occupe de plus en plus souvent les bonnes places. Et toujours les débuts des plans avec la saisie de l'indication de temps du preneur de son, installé de l'autre coté du court avec son nagra.
McEnroe est perturbé par la télévision et les preneurs de son mais cela reste toujours hors champs à la télévision, qui ne s'interroge pas sur sa propre place dans le dispositif et en filme que l'effet produit par elle sur le champion : la colère. Les rushes de Kermadec montrent les regards insistants de McEnroe vers les caméras de télévision et les preneurs de son autant que sa hargne à ne pas accepter qu'une balle soit fausse.
Des spécialistes sont convoqués pour expliquer qu'un grand champion a un ego surdimensionné ce qui lui permet de gagner.
Et puis, c'est la grande finale de 1984 contre Ivan Lendl, d'abord dominée de façon écrasante par l'américain, mais finalement remportée par Lendl : 3/6, 2/6, 6/4, 7/5, 7/5
McEnroe dira dans son autobiographie (Vous êtes sérieux ?) : “C’est le pire souvenir de ma vie. Parfois, ça me réveille encore la nuit. Et à chaque fois que je viens ici, j’ai mal au ventre pendant au moins deux jours rien qu’en pensant à ce match. Parce que je sais que si j’avais gagné, ma vie aurait été radicalement différente.”
Grand cinéphile, Julien Faraut oriente son film sous l'angle du cinéma et du sport. Ce sont des citations de Jean-Luc Godard : "Le cinéma ment, pas le sport" ; de Serge Danay qui commente les tournois pour le journal Libération. Faraut recherche aussi des parallèles historiques et techniques : filmer en pensant au début du cinéma ou comme la nouvelle vague qui s'affranchit des studios, utilisation de l'ellipse ou de ce qui est habituellement hors champ. Cette réflexion le conduit à faire sienne l'intuition de Gil de Kernadec : pour filmer au plus juste les faits et gestes d'un grand champion, il faut aller au delà de la technique pour en comprendre la psychologie. Celle de McEnroe est celle d'un grand champion sous l'emprise de la perfection pour établir un empire toujours fragile du fait de la glorieuse incertitude du sport.
Sport et cinéma
Gil de Kermadec tente d'abord un dispositif de prise de vues qui se veut aussi scientifique que celui de Jules Etienne Marey. Faraut émet l'hypothèse d'une inspiration due au fait que le studio de celui-ci a été détruit pour faire place aux courts de Roland Garros. Puis, en passant d'un cinéma de studio où chaque geste doit être interprété avec précision mais pour un résultat souvent factice, à la réalité du match sur le court, Gil de Kermadec emprunte en quelque sorte le même chemin que celui de nombreux cinéastes au sortir des années 50. Gil passe d’un cinéma de studio à un « cinéma du réel », en extérieur, sans direction d’acteur, sans savoir à l’avance ce que seront les prises du jour. Il y a aussi le recours à Mathieu Amalric comme narrateur. C’est presque une mise en abyme, une personnalité du cinéma qui parle de tennis parlant du cinéma, dans un film qui parle aussi de cinéma.
La contrainte de rushes incomplets sur la finale, oblige Faraut à user d'une des ressources essentielles du cinéma, l'ellipse. On apprend aussi que Tom Hulce, l'acteur principal d'Amadeus (Milos Forman, 1984) s'est inspiré de John McEnroe pour composer le personnage de Mozart comme un sale gosse mal élevé au génie insolent.
McEnroe est perturbé par la télévision et les preneurs de son mais cela reste toujours hors champs à la télévision. La télévision ne s'interroge pas sur sa propre place dans le dispositif. Elle ne filme que la colère du champion. Les rushes de Kermadec montrent auparavant les regards insistants de McEnroe vers les caméras de télévision et les preneurs de son comme autant de signaux d'uen exaspération.
La musique a été dictée par le personnage de McEnroe qui a ce côté sale gosse punk mal élevé. McEnroe est un pur produit du New York des années 80, une ville encore très dangereuse. D’où l’idée d’utiliser la musique du groupe Sonic Youth qui est, lui aussi, un pur produit de cette ville et de cette époque. Les scènes finales du film consacrées au match McEnroe - Lendl c'est Zone Libre, le duo hyper sombre qu’a formé Serge Teyssot-Gay après Noir Désir avec le batteur Cyril Bilbeaud qui ont improvisé directement sur les images en deux jours de studio, comme lors d’un ciné-concert. Enfin, l'auteur lui-même a composé trois morceaux pour le film.
John McEnroe
C’est donc dans la compétition, dans le match, dans le combat, que les gestes se révèlent, et pas dans des gestes décortiqués pour trouver le tempo parfait. Le style de McEnroe est entièrement tourné vers l’attaque, notamment avec le « service-volée », mais aussi le retour-volée, avec une prise de balle ultra précoce. Sa technique, basée sur une grande économie de geste, son fabuleux toucher de balle, son service très particulier dos au filet, son aisance à la volée, son coup d’œil et ses réflexes hors norme, en font un joueur unique dans l’histoire du tennis. Gaucher, il ne répète jamais deux fois le même coup, se montrant ainsi particulièrement imprévisible pour ses adversaires
John McEnroe il a dominé le tennis au début des années 1980 avec Björn Borg, Jimmy Connors et Ivan Lendl. Vainqueur à sept reprises en simple dans les tournois du Grand Chelem anglais et américain, il n’a jamais réussi à s’imposer à Roland Garros, bien que ce soit le seul tournoi du Grand Chelem qu’il ait gagné en Junior en 1977. Il a aussi gagné trois Masters et cinq Coupes Davis, une épreuve qu’il a contribué à relancer alors qu’elle était menacée par le désintérêt des meilleurs joueurs américains. Il a été n°1 mondial en simple pendant 170 semaines, non consécutives, entre 1980 et 1985. Il est à ce jour le seul joueur à avoir atteint la première place mondiale en simple et en double au cours de la même saison, en 1984.
En 1984, McEnroe est au sommet de sa carrière, il est numéro 1 mondial et a presque tout gagné. Il a battu notamment Björn Borg à Wimbledon en 1981 et gagne régulièrement l’US Open à Flushing Meadows, et ne lui reste donc qu’à gagner Rolland Garros. Mais la terre battue du tournoi français n’est pas la surface qui lui convient le mieux. C’est un attaquant qui est plus à l’aise sur des surfaces rapides. En 1984, il s’est entraîné à fond pour gagner le seul grand tournoi qui lui manque. Il dispute la finale contre Ivan Lendl. Il aborde cette finale en favori, invaincu depuis le début de l’année (sur 42 matchs), et après avoir battu Lendl en finale lors des deux tournois précédents, qui plus est sur terre battue. McEnroe restait ainsi sur cinq victoires d’affilée face à Lendl McEnroe ne perdra que deux autres matchs cette année là, ce qui fait de lui le recordman du pourcentage de victoires sur une saison, avec 82 victoires pour seulement 3 défaites (96,47 %)
Mais un regret profond et terrible que le match lui ait échappé. S'il avait connu la victoire, sa vie en aurait été différente pense-t-il sincèrement.
L'emprise de la perfection
Les sportifs ont des personnalités bien plus complexes et torturées qu’on ne l’imagine. Dans les années 80, le public attendait de McEnroe qu’il fasse le show en piquant une crise. C’était un véritable cliché : McEnroe provoquerait d’interminables discussions avec les arbitres, les juges de lignes ou le public, pour déconcentrer son adversaire et gagner. Mais l'hypothèse de Faraut est que jamais ses colères n’ont été provoquées dans une visée stratégique. L’ambiguïté naît du fait qu’il a su les exploiter. Il met un tel enjeu dans chaque point qu’il ne peut pas envisager de perdre, et il y a une vraie souffrance chez lui. Ce qui fait que dès qu’il est sur un court de tennis, il est d’une expressivité et d’une théâtralité incroyables. C’est un joueur qui n’est pas sous contrôle, ses colères sont des émotions qu’il ne peut pas réfréner.
Jean-Luc Lacuve, le 14 juillet 2018