Justin Kemp a aménagé et décoré la chambre du bébé que sa femme attend. Elle le remercie aussi pour la fête avec les voisins et amis qu'il a préparé. Justin regrette juste de devoir s'absenter les jours à venir pour répondre à la convocation du tribunal. Il a été désigné comme juré d'un procès pour meurtre : le corps d'une jeune femme a été retrouvé sans vie en contrebas d’une route. Son assassin présumé, dealer notoire et homme parfois violent, l'aurait tuée au sortir d’un bar où, alcoolisés, ils se sont publiquement déchirés. La procureure adjointe se réjouit de cette affaire simple et médiatique qui tombe à pic pour lui permettre de se faire élire au poste de procureur de l'État pour lequel elle est en campagne.
Dès le premier jour du procès, Justin Kemp a des flashes mentaux qui l'accablent. La nuit du 25 octobre 2016, il était dans ce bar où le couple s'était disputé. Perturbé il avait repris la route sous l'orage et distrait par un appel de sa femme avait heurté un obstacle qu'il avait attribué au passage d'un cerf. Cette révélation qu'il s'agissait de la jeune femme morte le fait vomir dans les toilettes. Il ne tarde pas à consulter son ami avocat qui dirige les réunions des alcooliques anonymes. Avec son passé d'alcoolique, son arrêt dans un bar où il ne pourra pas prouver qu'il n'a pas bu et ce qui sera considéré comme un délit de fuite, il encourt trente ans de prison. Or Justin ne peut risquer de mettre en danger l'équilibre mental de sa femme fragilisée par sa grossesse et surtout la fausse couche précédente de deux jumeaux. Il décide donc de protéger sa femme de ne rien dire de sa culpabilité, et de tenter d’obtenir, lors des délibérations du jury un verdict de doute raisonnable qui fera libérer l'accusé.
Il est d'abord le seul à vouloir discuter d'une possible innocence de l'accusé tant les faits semblent le désigner comme l'incontestable coupable. A commencer par le témoin qui a distinctement vu une voiture s'arrêter et son conducteur en descendre au lieu exact où l'on a retrouvé le corps en contrebas. Or ce témoin affirme reconnaître l'accusé. Justin émet l'hypothèse que le témoin a pu se tromper et qu'il pourrait s'agir de quelqu'un d'autre ayant commis un acte involontaire (comme celui qu'il vient de faire en renversant sa tasse de café). Du coup, l'un des jurés, un flic à la retraite dont l'instinct l'empêche de croire à la culpabilité du suspect, penche pour un délit de fuite. Justin se réjouit de voir deux autres jurés admettre cette hypothèse mais est terrifié de voir les soupçons se tourner vers lui. Le policier a passé son week-end à écumer les garages auxquels il a été signalé une réparation après un choc. Or le 4x4 vert de Justin en fait partie. Justin parvient néanmoins à attirer l'attention d'une assesseuse sur ces documents et faire exclure le policier du jury.
Néanmoins, alertée par le policier à la retraite, la procureure mène une contre-enquête. Elle est rapidement convaincue du témoignage de complaisance du témoin qui voulait faire plaisir aux policiers pressés. Lors de ses visâtes auprès des possesseurs de véhicules accidentés, elle est reçue par la femme de Kemp mais ne fait pas le rapprochement avec celui-ci car la voiture n'était pas à son nom...
"La justice, c'est la vérité en action" affirme la procureure, citant celui qui fut son professeur de droit. Mais, si la justice a les yeux bandés, c'est qu'elle ne regarde rien d'autre, c'est à dire qu'en châtiant le coupable elle peut détruire des vies. Ainsi, si dans Miséricorde (Alain Guiraudie) la justice est tenue à l'écart et préserve l'assassin du remord comme de la police; ici, elle revient au dernier plan, incarnée par la procureure. Elle ne peut faire autrement : intègre, elle a placé au-dessus de son intérêt personnel ce pour quoi elle se bat.
Justin est face au même destin. Lui aussi a placé sa femme, à laquelle il doit sa rédemption au dessus de tout. A la fin du générique incrusté sur l'image d'une justice aux yeux bandés, succède, comme premier plan du film, la femme de Justin les yeux bandées qui découvre la chambre du bébé ; une forme donc de justice personnelle qui vaut aussi que l'on se batte pour elle. C'est ainsi que le champ contrechamp final, Justin ouvrant la porte face à la procureure, rejoue, inversé, le plan du générique et le premier plan.
Ce beau bouclage de mise en scène est la quintessence de l'art classique de Clint Eastwood. Il reprend par ailleurs le déroulé scénaristique de Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957), huis clos sur la délibération d’un jury où Henry Fonda, connu sous le seul nom de Juré n°8, retourne un à un les jurés qui veulent l'exécution du présumé coupable. Lumet faisait de la concertation de citoyens de différentes classes sociales la véritable justice, celle du "doute raisonnable", corrigeant les défaillances des institutions police et justice, souvent trop pressées. Ici aussi, les institutions sont défaillantes mais la concertation n'aboutit pas : le jury ne se mettrait pas d'accord si Justin ne lâchait prise. Seul compte l'engagement de chacun à préserver ce qui lui paraît essentiel : la justice comme vérité en action pour la procureure, sa famille pour Justin. Tous les deux sortiront abîmés de cette affaire.
Ce pessimisme, bien de saison, est hélas soutenu par un cas d'école quand même trop particulier pour emporter l'adhésion. Justin, alcoolique repenti, n'aurait certes pas pu prouver qu'il n'avait pas bu et qu'il n'avait pas vu ce qu'il avait heurté. Un délit de fuite avec récidive de conduite en état d'ivresse lui aurait certainement valu les trente ans de réclusion que lui indique son avocat. Mais tout ce tricotage narratif, pimenté par le fait que l'accident à lieu le jour de la naissance virtuelle des jumeaux mort-nés, de la sonnerie du téléphone au moment fatidique, de la naissance prochaine juste au moment du procès d'un enfant très attendu et d'un nom de famille différent pour le mari et la femme... semblent en rajouter. Est-ce pour que l'on oublie à quel point on a du mal à s'intéresser au sort de ce petit couple bourgeois ? C'est même à se demander si Eastwood ne met pas, expres, Justin dans la gueule du loup, le jour du prononcé de la peine. Comme s'il valait mieux pour lui l'enfer de la prison à celui du couple asseptisé.
Jean-Luc Lacuve, le 6 novembre 2024.