Walt Kowalski accueille à église ses enfants et petits enfants venus assister à l'enterrement de sa femme. Il n'a que mépris pour eux et est excédé par leur nombril découvert, leurs tee-shirts extravagants et leur téléphone portable.
Après des années de travail à la chaîne dans les usines Ford, il vit replié sur lui-même, occupant ses journées à bricoler, traînasser et siroter des bières dans une banlieue de Detroit, devenue ghetto d'immigrants. Ancien de la guerre de Corée, homme inflexible, amer et pétri de préjugés surannés, il inquiète ses enfants qui se demandent si, à 78 ans, il ne ferait pas bien d'entrer en maison de retraite.
Rejetant cette sollicitude comme celle du prêtre venu lui demander de se confesser pour exaucer le dernier vu de sa femme. Mais Walt n'a rien à avouer, ni personne à qui parler. Hormis sa chienne Daisy, il ne fait confiance qu'à son M-1, toujours propre, toujours prêt à l'usage.
Il est toutefois pris au dépourvu le soir où un ado Hmong du quartier tente de lui voler sa précieuse Ford Gran Torino.. Il le fait fuir mais, dans l'émotion, hoquette et crache du sang de ses poumons. Cet incident ne fait qu'empirer le mépris qu'il a pour ses voisins et leurs jardins mal entretenus.
Et lorsqu'un soir, il intervient pour chasser une bande de voyous qui s'en étaient pris à Thao, le jeune garçon timide qui avait tenté de lui voler sa voiture mais refusait de faire partie de leur bande, c'est juste parce qu'ils ont fait l'erreur de marcher sur sa pelouse.
Il devient malgré lui le héros du quartier. Il suppliera la communauté Hmong de garder ses cadeaux avant d'être invité par Sue pour son anniversaire et de constater l'excellence de leur cuisine.
La mère de Thao, insiste pour que ce dernier se rachète en travaillant pour Walt. Surmontant ses réticences, ce dernier confie au garçon des "travaux d'intérêt général" au profit du voisinage....
Gran Torino brasse bien des thèmes constants du cinéma de Eastwood : l'éloge du professionnalisme, la contamination de la violence, et la transmission.
Débutant et se terminant par un enterrement dont le sien propre, il ne peut manquer de passer pour le testament du réalisateur. Eastwood met pourtant en scène sa disparition sur le mode mineur.
La trame est classique. De vieil ours qui grogne et mange de la viande séchée, retranché dans une communauté imaginaire presque disparue, un américain se transforme en être humain en découvrant une vraie communauté chez ses voisins étrangers qu'il méprisait. Par la même occasion, il se donne une dernière chance d'avoir un fils après avoir échoué dans l'éducation des ses propres enfants et découvre la valeur de l'introspection.
Cette intrigue classique mais qui n'a rien d'évident à incarner est, de plus, menée sur un faux rythme. Walt ne conduira jamais sa Gran Torino, ni ne donnera le coup de feu rédempteur qu'on attend de lui. Son seul tir ira se loger dans une vieille pancarte de son garage.
Le vieux corps malade de Walt dit qu'il n'est jamais trop tard pour changer et que la violence ne conduit à rien. Celui d'Eastwood nous annonce une disparition en douceur, une acceptation que son temps se termine et qu'il lui importe de trouver des fils à qui transmettre son art.
Les italos-américans et les Hmong ; les hommes et les femmes.
La misanthropie du personnage de Walt n'est qu'une façon, une fois qu'elle aura été vaincue, de faire l'éloge de l'altérité. La vieille voisine est un alter ego du vieux misanthrope solitaire et hargneux que Eastwood s'est tant plus à incarner. Sue manie le verbe avec dextérité et sa lucidité est sans appel :" Les filles s'adaptent mieux. Elles vont à l'université et les garçons en prison". Ici toute la vie passe par les femmes non seulement par leur cuisine mais parce que Walt est des le départ un mort vivant ayant perdu sa femme et Thao devra séduire Yom Yom pour être un homme.
La communauté américaine dont rêve Walt est réduite au bar où il retrouve ses vieux amis et où le prêtre recrute ses rares ouilles et surtout au salon de coiffure de l'Italien. C'est là que Walt initiera Thao sur la façon de doser la violence de l'humour. Il lui apprendra comment parler en homme : dire du mal de ceux qui ne sont pas là et principalement des garagistes.
La communauté Hmong est d'abord violemment rejetée, elle qui fête une naissance alors qu'il reçoit pour un deuil. Il refusera les cochonneries reçues en les jetant à la poubelle sans les ouvrir et les traitera de "rats de marais", "têtes de nems" ou autres "faces de citrons". Pourtant son âme sera mise à nu par le chaman autrement plus efficacement que par le prêtre, ce puceau sureduqué de 27 ans. Il apprendra aussi que l'immigration Hmong est due à leur aide face aux vietnamiens qui les ont persécutés après le départ des troupes américaines.
Un grand film élégiaque
La mise en scène de ce discours humaniste passe beaucoup par l'évolution psychologique du personnage, l'aisance à passer de situations statiques (chez Walt) au mouvement (chez les Hmong).
Même si Walt accompli un acte héroïque en se sacrifiant, il ne s'agit pas ici d'une rédemption, d'un salut christique. Walt se sait condamné et sait qu'il ne peut plus que mimer les gestes de la violence en espérant que sa conviction suffira. Il se rapprochera son tabassage du jeune voyou ayant pressenti qu'il enclencherait un cycle de violence supplémentaire.
La violence qu'il mime, il la voudrait comme un souvenir ou comme un jeu (brillante scène de comédie avec les trois jeunes noirs qui importunent Sue parce qu'elle est une fille et une asiatique) alors que celle provoquée par les voyous est filmée dans toute son horreur, visage brûlé de Thao et cassé de Sue.
L'émotion du film surgit dans ces plans fort simples de Walt assis sur son perron à marmonner ou lorsqu'il choisit son costume funèbre. Ce à quoi aspire Walt, comme peut être Eastwood, est de laisser sa Gran Torino bien visible mais à l'arrêt comme le symbole d'un grand cinéma qu'il n'ait plus besoin de conduire.
Cette transmission s'incarne ainsi dans le lègue de la Gran Torino qui permet cette belle image apaisée d'un immigré conduisant un symbole de l'Amérique près d'un grand lac alors que s'élève la musique du fils d'Eastwood.
Le dernier pli de la mémoire.
On ne saura pas bien pourquoi Walt a raté l'éducation de ses enfants. Il regrette leur reniement des valeurs patriotiques mises à mal (!) en achetant une voiture japonaise et les méprise d'être devenus des commerciaux possédant "un droit de voler", lui qui confesse avoir revendu trop cher un bateau sans déclarer le bénéfice aux impôts. Ces malentendus entre Walt et ses fils ne donnent pas de scènes très réussies ainsi cette séquence des cadeaux d'un téléphone pour hypermétrope et d'une pince pour arthritique.
C'est au paroxysme de la douleur, au moment où Walt s'en va accomplir sa vengeance que se trouve sans doute la plus belle scène du film. Il avoue à Thao avoir tué un jeune soldat coréen qui cherchait à se rendre. Il s'agit bien là du traumatisme qu'il avait refusé de révéler au prêtre lui disant seulement que les pires choses que l'on a pu faire, ce sont celles qui ne nous sont pas ordonnées. Il évacuera cette faute de sa confession considérant que l'avoir dite à Thao suffisait.
La beauté de la scène tient au moment choisi et au symbole que Walt décide alors d'accrocher à la poitrine de Thao. Cette médaille, qui faisait rêver ses petits enfants et qu'il donne au fils qu'il s'est choisi, c'est une manière de décorer aujourd'hui les seuls héros qui en vaillent la peine : non plus ceux qui délivrent la violence mais ceux qui y sont exposés.
Jean-Luc Lacuve le 03/03/2009