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Les doigts dans la tête

1974

Avec : Christophe Soto (Chris), Olivier Bousquet (Léon), Roselyne Vuillaume (Rosette), Ann Zacharias (Liv), Martin Trévières (Le boulanger), Pierre Fabien (Le syndicaliste). 1h44.

Chris, l'apprenti boulanger, Rosette, sa petite amie, Léon, le mécano, leur copain, aucun n'a encore vingt ans. Tous trois, pourtant, volent de leurs propres ailes, vivant les uns avec les autres, sans illusions sur leur avenir, fondant tous leurs espoirs sur un présent qu'éclairent l'amitié et l'amour, le cœur sur la main au risque de le perdre.

Et Liv, la jolie Suédoise en vacances, à la recherche d'un toit pour dormir et d'un cœur à prendre, n'a aucun mal à se glisser dans le lit de Chris, à la place encore chaude de Rosette. Au matin de sa première nuit avec Liv, le jeune mitron ne se lève pas assez tôt pour arriver à l'heure chez son patron et est "remercié" sur le champ.

Un militant syndicaliste convainc Chris de ne pas se laisser faire et d'exiger de son employeur les indemnités légales qui lui sont dues. Persuadé que la police va venir le déloger de la chambre mise à sa disposition par son ancien patron, Chris s'y enferme avec Léon, Liv et Rosette et commence alors "la lutte contre l'injustice" dans un huis clos que les jeunes gens, auxquels vient se joindre un temps François, le remplaçant de Chris, vont mettre à profit pour régler leurs affaires de cœur.

Léon cherche en vain à prendre la place de son copain auprès de Rosette ; celle-ci se rapproche de Liv qui finit par s'éclipser un matin, pour fermer la parenthèse qu'elle a été dans la vie des trois autres. La "grève" se termine faute de combattants : Chris s'inscrira sans doute à l'ANPE en attendant de toucher ses indemnités. Léon retourne à son garage et Rosette chez ses parents. Tous ont un peu vieilli.

Lors de la sortie du film Jacques Doillon déclarait. C’est la rencontre de trois petits « prolos » parisiens avec un personnage magique : Liv, une jeune étrangère qui les rend étrangers à leur propre existence quotidienne centrée jour après jour sur un travail décevant et une vie décevante. Un huis clos leur permettra de se mesurer et de faire surgir à la fois leurs refoulements et leurs aspirations au bonheur le plus immédiat. Mail il ne suffit évidemment pas de le décider pour bien vivre tout de suite, ce serait compter sans l’oppression de la réalité extérieure et de leur éducation. Tous ces jeunes qui existent et qui vivent à des millions d’exemplaires écrivent parfois des journaux intimes : Chris, le personnage principal, écrit le sien et nous raconte la formidable illusion de cette rencontre entre ces quatre jeunes qui, chacun à sa manière, refuseront le compromis et ne voudront pas savoir ce que les adultes attendent d’eux. »

Genèse

Chez Doillon, le rôle des acteurs commence souvent dès l’écriture du scénario. Le cinéaste passe beaucoup de temps avec eux, à observer leur façon de vivre, de se déplacer, de parler. Pour Les doigts dans la tête, il s’installa même un moment à Stockholm en compagnie d’Ann Zacharias afin de s’en inspirer pour le personnage de Liv. Il est aussi probable que Doillon ait utilisé le fait qu’à l’époque Christophe Soto était recherché comme insoumis au service militaire, ce qui le plaçait dans une situation comparable à celle de Chris. D’autres personnages peuvent naître d’une rencontre inattendue, comme celui de François, le remplaçant de Chris à la boulangerie, totalement modelé sur son interprète, Gabriel Bernard. Ce dernier s’était présenté à la production pour obtenir un petit rôle sans connaître le sujet du film. Le hasard voulut qu’il soit apprenti boulanger et aspirant comédien. C’est donc presque son propre rôle qu’il joue dans le film. (…)

Les quatre acteurs principaux des Doigts dans la tête étaient des débutants ou des non professionnels. Christophe Soto (Chris) était un musicien qui n’avait jamais eu d’expérience cinématographique et qui n’en eut pas d’autres. Olivier Bousquet (Léon), Ann Zacharias (Liv) et Roselyne Vuillaumé (Rosette) avaient déjà un peu été acteurs pour le cinéma ou la télévision. (…) Mais pour Jacques Doillon la question n’était pas là, qu’ils soient professionnels ou amateurs importait peu : les acteurs furent d’abord choisis pour leur personnalité, pour ce qu’ils apportaient aux personnages et pour leur capacité à s’entendre entre eux, à s’harmoniser comme des instruments de musique. Dans ses entretiens, le cinéaste fait en effet beaucoup d’analogies musicales. « La musique d’un film, explique-t-il, c’est aussi et surtout la musique des voix, la musique de la scène, ce travail avec les acteurs. Ça s’entend. C’est un travail musical le cinéma. 1 » Il compare les quatre acteurs de son film à un « quatuor », les dialogues sont leur partition et le film ne peut être entendu qu’à travers eux. « La réunion de ces quatre-là, j’ai entendu tout de suite à la lecture que ça fonctionnait, que ça pouvait dialoguer entre eux ». Et ce n’était pas une chose évidente a priori tant ils ont tous les quatre des présences et des intonations différentes. Mais ce sont justement ces différences, ces dissonances qui font l’intérêt du groupe, pour la mise en scène comme dans le propos du film.

Le point de départ du scénario des Doigts dans la tête est un fait divers paru dans Le Monde : deux apprentis boulanger s’étaient enfermés dans leur chambre et avaient entamé une grève de la faim avant d’être délogés par la police et mis en prison. Détail important : l’un d’eux tenait un journal, comme Chris. Pour écrire ce personnage, Jacques Doillon a précisé qu’il s’était également inspiré d’un mitron qu’il avait connu. Sans s’identifier à Chris, il se sent proche de lui par le fait qu’il vienne d’un milieu social comparable. Doillon demanda d’abord à un ami d’écrire le scénario mais, peu satisfait du résultat, il l’écrivit lui-même et se découvrit un goût particulier pour les dialogues, ce qui restera l’un des points forts de son cinéma. La lecture du scénario montre à quel point les dialogues étaient précisément écrits avant le tournage, y compris les hésitations et tout ce qui relève du langage parlé, qui peut sembler improvisé par les acteurs.

Le premier titre prévu par Jacques Doillon était Goodbye Pudding. Peu satisfait, il dressa une liste d’autres titres possibles. Il raconte que, alors qu’au téléphone il lisait sa liste d’une voix fatiguée à son complice Jean-François Goyet (monteur et co-scénariste régulier du cinéaste), ce dernier entendit un titre qu’il n’aurait jamais prononcé : Les doigts dans la tête. Même s’il n’avait pas de signification, ce titre surréaliste lui plut et il le conserva. Il remarqua alors que ce titre était évocateur et que chacun y allait de son interprétation, un ami en aurait même trouvé douze. (…) Il est en effet suffisamment ouvert pour que son interprétation soit révélatrice de ce que chacun a retenu du film. Voici deux propositions parmi d’autres : 1) on peut y voir une variante de l’expression « se prendre la tête », dans le sens où Chris décide de réfléchir sur sa vie, d’être un travailleur manuel qui cogite et « fouille » dans ses pensées à travers son journal et ses discussions ; 2) le titre peut également faire référence au fait que Chris recoiffe régulièrement sa mèche, ainsi qu’à d’autres caresses dans les cheveux entre filles et garçons.

Réception

Alors qu’il était jeune critique de cinéma dans un journal de lycéens, Jacques Doillon envoya une lettre à François Truffaut pour lui demander un entretien qui n’eut finalement pas lieu. Treize ans plus tard, Truffaut, qui n’a pas oublié cette lettre, voit Les Doigts dans la tête et appelle Doillon pour le féliciter. Puis, pour soutenir ce film qui ne sort que dans deux salles, il publie un texte dans Pariscope (décembre 1974). Truffaut commence par y exprimer son rejet de certains films caractérisés par un « saupoudrage politique artificiel » : « Lorsque l’injonction politique dans un scénario est complaisante, pas nécessaire, tirée par les cheveux et visiblement pratiquée pour se “couvrir”, l’authenticité du film s’en ressent terriblement ». Au contraire, dans Les Doigts dans la tête, « le sentiment et le social s’imbriquent aussi bien que dans Toni ». Car, malgré toutes leurs différences, le film de Jean Renoir et celui de Doillon « sont animés du même esprit ; ils sont vivants, chaleureux et pourtant la critique sociale y est présente, absolument intégrée, logique et exacte ». On retrouve dans ces comparaisons à peu près les mêmes arguments qu’utilisaient Truffaut presque vingt ans plus tôt lorsqu’il opposait les films de Jean Renoir ou Jacques Becker à ceux de Marcel Carné ou Claude Autant-Lara, défendant la spontanéité contre le perfectionnisme, le naturel contre les recettes, et l’ouverture au foisonnement de la vie contre une vision sociale démonstrative ou fataliste. C’est donc la même question que soulève sa défense des Doigts dans la tête : à un cinéma de pures intentions, dont les scénarios sont fondés sur des « personnages téléguidés », des « situations prévisibles car cousues de fil blanc » et dont la mise en scène n’est qu’une froide illustration, il oppose un film où la vie s’exprime sans être soumise à des idées préalables et où la dimension sociale affleure naturellement et non selon des schémas établis.

Source : Marcos Uzal : Dossier pédagogique pour le dispositif Apprentis et lycéens au cinéma, conçu par Centre Images et édité par le CNC en 2011.

 

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