Pour Ignacio Ramonet, le réalisateur Peter Davis sest interrogé sur les traits culturels américains qui, par-delà les considérations politiques, avaient pu favoriser lextension irrationnelle du conflit jusquà lui faire atteindre, par le nombre et la gravité des atrocités commises, les dimensions dun crime contre lhumanité.
Le réalisateur procède, en premier lieu, au dépistage du réseau de contre-vérités, dallégations et de phobies ayant enserré, peu à peu, les Etats-Unis dans la logique de lintervention. Candidement interrogés, certains dirigeants avancent des prétextes géopolitiques absurdes : « Si nous perdons lIndochine, nous perdrons le Pacifique, et nous serons une île dans une mer communiste. » Dautres voient dans lintervention une manière de conserver laccès à des matières premières indispensables : « Si lIndochine tombait, létain et le tungstène de la péninsule de Malacca cesseraient darriver. » Les autres, enfin, plus idéologiques, affirment que les Américains interviennent « pour venir au secours dun pays victime dune agression étrangère ». Peter Davis sait que, pour élucider les origines de la brutalité dans le comportement individuel des militaires américains, il faut se pencher sur un certain nombre de rites qui caractérisent, en partie, la société.
Hearts and Minds discerne trois de ces rites, ou « structures daveuglement », dont la fonction est docculter le sens profond dun acte sous un fatras de significations secondes purement formelles. Peter Davis montre comment, par la multiplication des relais technologiques entre un militaire et sa victime, larmée parvient à noyer la dimension criminelle dun acte de guerre.
Ainsi, par exemple, un pilote de bombardier, le regard serein, déclare : « Quand on vole à 800 kilomètres/heure, on na le temps de penser à rien dautre. On ne voyait jamais les gens. On nentendait même pas les explosions. Jamais de sang ni de cris. Cétait propre ; on est un spécialiste. Jétais un technicien. » La conscience du pilote, fascinée par le mythe de la performance technique, néglige de considérer les conséquences de son geste et dassumer la responsabilité de son action.
Une deuxième structure apparaît en quelque sorte comme le complément de celle-ci : elle consiste à transformer toute participation, dans un domaine quelconque, en une compétition où la fin justifie les moyens. Il importe surtout daller au bout de ses forces dans le but exclusif de gagner. Peter Davis compare lattitude des militaires au Vietnam avec celle des joueurs de football américain. Dans les deux cas, tous les coups sont permis, seule la victoire compte, même si on a oublié les raisons du combat.
Interrogés en pleine bataille dans la jungle vietnamienne, des soldats avouent ne pas savoir pourquoi ils se battent. Lun deux est même persuadé que cest pour aider les Nord-Vietnamiens ! Un officier résume : « Une longue guerre, difficile à comprendre. Mais nous sommes venus pour la gagner. »
Le troisième élément de déculpabilisation est cette sorte de psychologie des peuples - base du racisme le plus élémentaire - permettant de doter mécaniquement les habitants dun pays de quantité de défauts. Un officier américain raconte aux enfants dune école ses impressions sur lIndochine : « Les Vietnamiens, dit-il, sont très retardataires, très primitifs ; ils salissent tout. Sans eux, le Vietnam serait un beau pays. » On y perçoit fort clairement le regret dune solution radicale (« no people, no problem » ) du genre « solution indienne » que le général William Westmoreland, chef du corps expéditionnaire, a dû être tenté dappliquer sans scrupules car, affirme-t-il, « les Orientaux attachent moins de prix à la vie que les Occidentaux ».
Peter Davis attribue au conflit vietnamien une valeur de symptôme. Celui dune grave maladie, à savoir : la violence américaine dont il étudie les caractéristiques militaires, un peu dans le style sociologique quavait adopté la réalisatrice Cinda Firestone dans Attica, pour mettre à nu le fonctionnement de la répression policière. Hollywood, qui navait pas soutenu cette guerre, na pas hésité à récompenser Hearts and Minds dun Oscar du meilleur documentaire en 1974.
Ignacio Ramonet : Filmer le conflit du Vietnam le Monde diplomatique avril 2000 — Page 27
Peter Davis
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