New-york, 1953 Une porte close où se reflète l'ombre de Bill Lee. En sortant de chez le docteur Benway, qui l'a réapprovisionné en poudre, Bill Lee arpente les ruelles d'un marché couvert débordant d'étals de centipèdes séchés. Bill Lee pousse la porte de chez lui et tue accidentellement sa femme, Joan, à l'occasion du jeu de Guillaume Tell.
Désormais, Bill Lee doit quitter la
terre pour l'Interzone. On le découvre accoudé au comptoir d'un
bar new-yorkais où il fait la connaissance d'un jeune homme nommé
Kiki. Cependant, derrière la présence douce et rassurante de
Kiki apparaît un Mugwump, une sorte de créature caoutchouteuse
venue d'un autre monde qui glisse sa langue reptilienne au fond d'un verre
sucré. Le monstre invite Bill Lee à fuir New York pour rejoindre
l'Interzone et lui remet un titre de transport insolite : la fiole du docteur
Benway, un mélange de poudre jaune et de poudre noire.
Le premier travelling du film construit un nouvel espace. La caméra longe avec sérénité un cortège d'écrivain qui tapent sur leur machine tout en buvant du thé et en fumant. Les fenêtres blafardes de new York laissent place à des vitraux évoquant les circonvolutions exotiques d'un nouveau cerveau. Ce plan semble aussi nous accueillir dans ce qui serait un paradis de l'écriture. De retour chez lui Bill Lee se fait un shoot. A cet instant, dans la profondeur de champ, une fenêtre s'ouvre pour une première échappée vers le ciel. Un ciel méditerranéen, intensément bleu, qui réchauffe les toits de Tanger. Mais l'Eden redevient vite cauchemar lorsque la machine à écrire se métamorphose en un insecte repoussant et parlant Ce premier cafard, définit l'Interzone en ces termes "Un havre de paix pour les laissés-pour-compte de la terre. Un chancre infesté dans le bas-ventre de l'occident."
Dans cet exil intérieur, les amis de Bill, Martin et Hank viennent lui rendre visite puis les déplacements se multiplient. Aux déambulations dans la Casbah succède une virée nocturne en voiture, puis une traversée en chenillette le long des routes blanchies jusqu'aux frontières de l'Annexie
Le livre culte s'intitule The naked Lunch, le film Naked Lunch : c'est dans la suppression symbolique de l'article que Cronenberg impose son espace de liberté.
Dans son introduction de The Naked Lunch, Burroughs déclarait :
"Je me suis réveillé de la maladie à l'âge de quarante-cinq ans, calme, sain d'esprit et relativement sain de corps si j'excepte le foie affaibli et ce masque de chair d'emprunt que portent tous ceux qui ont survécu au mal La plupart des survivants ne se souviennent pas du délire dans tosu ces détails. Il semble que j'ai enregistré mes impressions sur ce mal et son délire, mais je n'ai guère souvenir d'avoir rédigé les notes que l'on a publiées en langue anglaise sous le titre The Naked Lunch."
Cronenberg coule son film dans cette mémoire dévorée par la drogue et recompose une vision fantasmée de l'exil. Loin de s'engager dans une restitution fidèle du roman jugé inadaptable, il s 'inspire de la vie de l'écrivain telle qu'elle est rapportée dans des romans comme Exterminator (où Burroughs, alias Bill Lee ,est employé dans une société de dératisation new-yorkaise, dans les Lettres de Tanger à Allen Ginsberg (pour l'interzone) dans Junky ou Queer (qui décrit la logique impitoyable de la drogue) , ainsi que dans la trilogie constituée par La Machine molle, Le ticket qui explosa et Nova Express (qui constitue le développement paranoïaque "d'un univers des puissances belliqueuses")
Interzone n'est pas un lieu réel mais un état d'esprit, une matérialisation de la paranoïa du personnage principal.
Source : Géraldine Pompon et Pierre Véronneau, David Cronenberg : la beauté du chaos. Editions cerf-corlet, collection 7ème Art.