Deux types sortent tranquillement d'un motel isolé pour reprendre la route. L'atmosphère est calme. Peut-être s'agit-il de deux voyageurs d'agrément ou d'affaires. L'un d'eux a oublié de prendre de l'eau pour le voyage et pénètre à l'intérieur du motel où se révèlent les deux crimes sanglants commis par son comparse sur le gardien et la femme de ménage. L'homme assassine de sang-froid une fillette qui avait survécu au massacre.
Raccordant sur le hurlement de la fillette assassinée, nous sommes transportés dans la chambre à coucher d'une autre petite fille, dont les cris consécutifs à un cauchemar (elle a vu des "monstres") font accourir ses parents à son chevet. Dans ce coin tranquille du Midwest, une famille unie et aimante, deux enfants, Sarah et Jack, Edie, une mère jeune et jolie, avocate, amoureuse de son mari, Tom, un père affectionné et paisible qui tient un petit diner (friendly service) dans la bourgade toute proche. Un monde parfait, une idylle américaine.
Jusqu'au jour où les deux tordus entrevus au début du film débarquent dans son troquet pour le braquer, prennent au passage une serveuse en otage, et se font contre toute attente massacrer en un éclair, dans une éruption de violence inouïe, par Tom Stall.
Célébré comme un héros par la télévision nationale, Tom Stall voit bientôt débarquer dans son restaurant le patibulaire Carl Fogarty en limousine noire, il crevé et balafre sur la joue, terrifiant de douceur pateline, qui prétend le connaître de longue date sous le nom de Joey Cusack.
Après avoir été sommé de partir par le shérif qu'Edie a prévenu, Carl Fogarty revient pourtant apparaissant d'abord à Tom un matin et suscitant une panique chez celui-ci craignant pour sa famille. Carl Fogarty menace ensuite à demi-mots Edie et sa petite fille dans un centre commercial. Edie, avocate, obtient cette fois une interdiction de séjour pour Fogarty.
Jack, excédé par les menaces et provocations de Bobby lui casse la figure. Son père le lui reproche. Jack estime ne pas avoir à recevoir de conseil d'un père qui s'est fait justice en abattant deux hommes. De colère, Tom le gifle. Il a à peine le temps de regretter son geste que la voiture de Carl resurgit. Il tient Jack en otage et exige de ramener Tom à Philadelphie auprès de son patron, Richie, un ponte de la mafia locale qui ne serait autre que le frère de Joey.
Tom semble accepter mais tue les deux acolytes de Carl. Celui va avoir le dessus et l'abattre quand Jack sauve son père en abattant le tuer au fusil de chasse. Son père l'étreint.
A l'hôpital, Tom ne peut qu'avouer à Edie que, autrefois, il a été Joey. Edie le prend mal tout comme son fils. Plus tard, le shérif viendra faire part de ses soupçons comme quoi Tom n'est pas celui qu'il prétend être ; Edie couvre son mari mais le repousse le shérif une fois partie. La querelle entre les époux tourne à l'amour vache et ils font violemment l'amour sur les escaliers. Edie se dégage encore en colère et Tom la laisse s'éloigner se contentant de l'observer de loin.
La nuit, le téléphone sonne : Richie demande à son frère de le rejoindre. Celui-ci part immédiatement pour Philadelphie et voyage le jour suivant en voiture avant d'atteindre la ville de nuit. Il est conduit jusqu'à la riche demeure de son frère. Celui-ci, sous la pression de ses patrons de la maffia, a promis de se débarrasser de son frère. Pourtant Tom réussit à s'échapper et c'est lui qui tue un à un les quatre hommes de main de Richie avant d'abattre ce dernier, incrédule, d'une balle dans la tête. Au petit matin, il se lave dans la rivière.
Il rentre chez lui, Sarah sa petite fille, puis Jack et enfin Edie acceptent son retour.
Le travelling est une affaire de moral(e)
Comme le déclarait lui-même Cronenberg, Spider et A history of violence peuvent être considérés comme les deux faces opposées d'une même pièce. Le premier racontait comment un personnage n'arrivait pas à se construire psychologiquement et sombrait dans la folie dans un parcours compliqué fait de multiples flash-back alors que le second déroule de façon très linéaire un récit typiquement américain de seconde chance, de changement et de rénovation possible d'un individu.
On notera par ailleurs que Spider commençait par un long travelling avant venant cueillir M. Clegg sur le quai de la gare alors que celui-ci commence par un long travelling latéral. Peut-être le mouvement vers l'intérieur de M. Clegg était-il voué à l'échec ne dévoilant que les angoisses et le meurtre passé. Par contre le pas de côté, celui qui va de la grande ville américaine maffieuse avec ses meurtres à cette petite ville provinciale mythifiée pour y trouver une seconde chance, se révèle plus bénéfique.
Juger sur scène
Film pour une fois assez optimiste dans la l'uvre de Cronenberg, on se gardera donc d'enfiler tous les clichés entourant le cinéaste canadien. On évitera ainsi d'évoquer le thème de la contamination, habituel chez lui, de la violence, ici du père au fils. Rien ne vient indiquer que le fils subit la folie passée du père. Lorsque la violence éclate c'est bien malgré lui. Coincé dans l'espace du vestiaire de la classe, Jack ne peut en cette occasion s'en tirer par une pirouette et doit se résoudre au combat.
L'interprétation de la contamination de la violence, si souvent avancée par des critiques trop pressés, repose sur la seule scène de bagarre du fils. Certes elle survient après que le père soit devenu un héros de la violence. Dramatiquement on est fondé d'y voir une conséquence.
Mais si l'on examine comment la scène est construite, on voit bien qu'il s'agit d'une fausse piste : Jack est agressé sur ce thème " Alors poule mouillée, ça te fait quoi d'avoir un héros pour père ". Si Cronenberg avait voulu montrer quelque chose, il aurait continué sur le rapport père/fils. L'altercation continue ensuite sur le thème "ta copine est moche". Jack continue de répondre par l'humour et à détourner le cours de la violence. S'il avait été contaminé, il se révèle là drôlement vacciné pour garder son calme !
Ce n'est que lorsque le second acolyte lui barre le passage qu'il doit, pour se dégager, répondre par la violence. Certes celle-ci est spectaculaire mais Cronenberg n'a jamais caché la puissance des pulsions et du corps. Par contre, moraliste affirmé, il a toujours développé le thème de l'importance de garder son intégrité physique et mentale. Celle-ci pouvant être contaminée par celle-là.
Une histoire canadienne
Cronenberg ne soutient évidemment pas que la violence n'existe pas mais plutôt qu'elle n'est pas une fatalité. Ainsi le fils, bien qu'éclaboussé du sang de Carl Fogarty ne paraît pas subir de traumatisme indélébile. A coté de l'Amérique et de sa fascination pour les armes à feu, il existe le Canada -auquel Cronenberg se dit fort attaché- terre où la violence n'est pas enracinée dans l'homme.
Seule la violence aide là où la violence règne disait Nietzsche. C'est d'une telle morale que s'inspire Cronenberg pour mettre en scène le combat victorieux du bien sur le mal dans un grand ballet expressionniste où s'affrontent l'ombre et la lumière.
Le bien et le mal à la lumière de l'expressionnisme
Il suffit du long plan-séquence initial pour que s'installe le sentiment que l'apparence recèle des dangers invisibles. La musique y contribue aussi qui, plus ou moins stridente, suit la porte du motel qui s'ouvre, la chaise déplacée, les deux gangsters allant à leur voiture, celle-ci démarrant pour 100 mètres avec sortie d'un des personnages et départ de l'autre vers l'accueil. Une fois passée dans le bureau dans le changement de plan, la violence est donnée à voir : les deux corps égorgés, successivement découvert, la petite fille qui ouvre une porte et qui est doucement abattue d'une balle en pleine tête. Il y a la lumière du dehors et les ténèbres de l'intérieur. Le bien (la vie tranquille) et le mal (la violence) s'affrontent. Nous sommes en plein expressionnisme.
Dans la séquence suivante le combat de l'ombre et de la lumière se trouve transporté dans la famille Stall. Sarah la petite fille a un cauchemar et son grand frère Jack ne peut que lui conseiller de garder la lumière allumée. Combat de l'ombre et de la lumière toujours lorsque Edie, déguisée en pom-pom girl, attise le désir de son mari en lui intimant l'ordre de ne pas faire de bruit. Elle est retournée dans sa chambre d'enfant et le décorum impose l'absence de bruit pour ne pas réveiller les parents endormis dans l'ombre. Combat de l'ombre et de la lumière toujours lorsque, sur le terrain de base-ball, Jack se saisit de la balle puis lorsque, dans le vestiaire, il échappe de justesse à la raclée.
Lorsque l'action démarre dans le café de Tom, la vie tranquille est une fois de plus mise à mal par la violence démesurée des deux gangsters. Alors que l'enchaînement des agressions va conduire au meurtre, la violence de Tom (cafetière projetée, arme saisie, plusieurs balles, la fenêtre qui éclate sous le corps du premier gangster qui s'écroule, coup de couteau de l'ébouillanté, balle dans la tête) réussit cette fois à sauver la mise.
Pourtant Tom s'inquiète : sa violence mise en pleine lumière sur les écrans de télévision risque de lui causer des soucis. Ce qui ne manque pas d'arriver.
Le film pourrait alors suivre le déroulement d'un film noir comme La griffe du passé de Jacques Tourneur ou Jeff Bailey (Robert Mitchum) s'occupait d'une petite station-service et allait bientôt se marier pour oublier son passé. Mais celui-ci ne le laissait pas en repos et le piège se refermait lentement sur lui.
Cronenberg impose plus volontiers un personnage qui a réussi à vaincre son goût de la violence et cherche à protéger sa femme et ses enfants, un peu à la manière de Uma Thurman dans Kill Bill. Les trois ans qu'il dit avoir passé dans le désert sont le garant d'une possible conversion aux valeurs de l'Amérique : une femme qu'il aime, des enfants qu'il éduque, une communauté dans laquelle tous sont solidaires. La violence qu'il déploie est destinée à sortir de l'engrenage de la violence. Elle est aussi stylisée qu'elle peut l'être chez Tarantino ou Jarmusch dans Ghost dog. La scène du nettoyage chez son frère est un grand moment de jubilation et fait sourire devant tant de trouvailles et d'excès. Le retour à la maison, la sortie de la violence est beaucoup plus réussi que chez Tarantino, la longue scène muette prouve par les gestes (l'assiette servie par Sarah, le plat avancé par Jack, le regard levé de Edie) que la nouvelle situation est acceptée et que l'essentiel est préservé.
Amorcé par une scène de plein jour, le film se termine à
la lumière artificielle. L'affrontement naturel jour-nuit jusque là
encore très présent (scène précédente où
Tom se lavait le visage à l'eau claire du lac au petit matin après
le massacre) fait place à une dramaturgie relevant des choix humains.
L'homme n'est naturellement ni bon ni mauvais, semble ainsi affirmer Cronenberg,
mais il peut quand même essayer de se fabriquer un bonheur.
Certes tout ne sera plus comme avant. La solidarité villageoise a montré ses limites : le shérif l'a soupçonné et a bien failli l'exclure de la ville et le couple se trouve devant une situation nouvelle. Il est toutefois probable que la violence contrôlée du mari sera un meilleur excitant sexuel pour le couple que les jeux érotiques désuets auxquels il semblait vouloir s'adonner. A la scène d'amour brutal dans l'escalier succédaient ainsi quelques très beaux plans furtifs : la main qui laisse échapper la cheville, le corps nu sous le peignoir qu'il est inutile d'approcher s'il ne s'offre de lui-même, la blessure dans le dos de Edie marque d'un plaisir violent, toujours à la limite de la souffrance (Crash pas loin !).
Un grand film classique
A history of violence est un chef-d'uvre classique : un film au message simple où la mise en scène est surtout affaire d'économie de moyen.
Jour/nuit donc comme expression du thème de la puissance mentale confrontée aux ténèbres. Mais aussi splendeur des mouvements d'appareils. Ainsi le mouvement de grue partant du phare de la voiture noire pour s'élever au-dessus d'elle et venir cadrer la voiture du shérif qui la suit. Puis, plus tard, mouvement inverse : plongée sur la voiture d'Edie avec sa fille, arrêtée sur le parking du supermarché, qui sortent acheter des chaussures ; champ déserté avant que la voiture noire n'entre latéralement dans le champ et vienne, en tournant, occuper le plan avec son phare.
A ce bouclage de la violence, répond le trajet rectiligne de Tom vers sa maison dans son souci de protéger sa famille. Cette séquence est un écho de la décision mentale de Tom, définitivement passé du coté de la non-violence. Echo d'une décision mentale, elle est traitée sur le mode onirique, depuis le regard saisi au ralenti de Tom sur la voiture noire, les rues déserté de la moindre présence vivante, jusqu'à la splendeur des bois et forêts que Tom parcourt pour rentre chez lui, handicapé par son pied blessé.
Il est difficile de ne pas être saisi d'émotion -surtout aux visions successives du film- par cette séquence à la fois toute simple et légèrement "too much" par son traitement expressionniste où est figurée, d'une façon détournée, toute la vie splendide et calme que Tom s'est maintenant construit et qu'il risquerait de perdre. Le pied blessé, est lui aussi "too much", alourdi par le symbole du poids que son passé fait peser sur Tom.
A history of violence, dans son violent affrontement du bien et du mal, de l'ombre et de la lumière, se rapproche ainsi par bien des cotés d'un autre grand film expressionniste, La nuit du chasseur, jusque dans son message final annoncé par Lilian Gish : marqués par la violence, les enfants réussiront à grandir grâce aux valeurs humanistes qu'elle leur enseigne.
Jean-Luc Lacuve le 07/11/2005
sources :