Visalia, une ville de Californie. Ken Park, venu en roller et en musique au centre de la piste de skate de la ville se suicide dans une mise en scène élaborée. Il se tire une balle dans la tête en souriant après avoir pris soin de déclencher sa caméra vidéo en guise de message d'adieu. Shawn, qui le connaissait un peu, raconte en voix-off sa propre vie de celles de ses amis d'enfance, Claude, Tate et Peaches.
Shawn a une petite amie mais couche avec la mère de celle-ci, une blonde au physique artificiel qui n'assume pas sa quarantaine. Le beau-père alcoolique de Claude est persuadé que le fils de sa femme a des tendances homosexuelles et le bat pour les contrer. Tate est élevé par ses grands-parents mais ne supporte plus la gentillesse mielleuse et idiote de sa grand-mère et les tricheries au scrabble de son grand-père. Il essaie les formes de masturbation les plus extrêmes. La jolie Peaches est vue par son père comme une réincarnation de sa femme morte. Lorsqu'il découvre que l'adolescente fait des parties de sexe avec Curtis, son petit ami, sa folie éclate. Il célèbre une cérémonie de mariage avec sa fille. Après une virée nocturne alcoolisée, le beau-père de Claude finit par trouver désirable son beau-fils qui, du coup, quitte sa famille pour un squat avec des copains. Un autre jour, Tate, descendu nu couper une part de gâteau assassine ses grands-parents à coup de couteau. Peaches, Claude et Shawn font l'amour toute la journée. Lors d'un jeu ou IL ou Elle, Shawn évoque Ken Park. Celui-ci avait mis enceinte sa petite amie. A la question de celle-ci : "Toi tu es plutôt content que ta mère t'aie gardée", il sourit diaboliquement, de face en regard caméra.
Ode au monde de l'adolescence et critique dévastatrice des raideurs, lourdeurs, tristesses, tares, et frustrations des adultes, Ken Park est un film profondément jubilatoire. A son pessimisme ravageur -les adolescents déjà corrompus par le mensonge ne finiront probablement pas mieux que leurs géniteurs- le film n'offre que deux alternatives : le suicide ou une vie asociale avec le jeu et le sexe pour occuper ses journées.
Avec le personnage de Tate, Larry Clark évite de ne montrer que des adolescents sympathiques. Tate représente l'exacerbation des pulsions incontrôlées, livrées à elles-mêmes. Alors que ses amis, après des heures d'entraînement, glissent sur des skates, Tate n'a pour seul exutoire sportif qu'une corde à sauter sur laquelle il exécute des bonds frénétiques. Alors que ses amis entourent leurs jeux sexuels d'un cérémonial où le temps se distend (l'amour après le rangement du linge, amours poignés liés, arrangements pour partie à trois), Tate cherche à jouir désespérément dans une scène de masturbation assez trash, corde de peignoir attaché autour du cou. Mais ce sont évidemment les adultes avec leurs corps refaits ou laissés à l'abandon qui semblent incapables de percevoir la moindre vérité sur le monde. Rarement il aura en effet été donné à voir à ce point l'importance du corps comme véhicule de l'être au monde des individus. En voyant ce film difficile aussi de ne pas évoquer Deleuze citant Blanchot :
"Donnez-moi donc un corps" : c'est la formule du renversement philosophique. Le corps n'est plus l'obstacle qui sépare la pensée d'elle-même, ce qu'elle doit surmonter pour arriver à penser. C'est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l'impensé, c'est à dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais, obstiné, têtu, il force à penser, et force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie. On ne fera plus comparaître la vie dans les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. Les catégories de la vie, ce sont précisément les attitudes du corps, ses postures. Nous en savons pas ce que peut un corps" : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances. Penser, c'est apprendre ce que peut un cops non pensant, sa capacité, ses attitudes ou postures. C'est par le corps (et non plus par l'intermédiaire du corps) que le cinéma noue ses noces avec l'esprit, avec la pensée. "Donnez-nous donc un corps" c'est d'abord monter la caméra sur un corps quotidien (1)
Jean-Luc Lacuve le 04/11/2003
(1) Gilles Deleuze, L'image-temps p.246