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Le beau Serge

1958

Avec : Gérard Blain (Serge), Jean-Claude Brialy (François), Bernadette Lafont (Marie), Michèle Meritz (Yvonne), Claude Cerval (le curé), Philippe de Broca (Jacques Rivette de la Chasuble), et les habitants de Sardent, Creuse. 1h33.

François, atteint de tuberculose, revient à Sardent, la bourgade creusoise où il a passé son enfance. Il y retrouve son camarade de jeux, Serge, en train de s'ennivrer avec son beau-père, le vieux Glomaud. Yvonne, la femme de Serge, et Marie, l'autre fille de Glomaud, arrivent au café et ramènent au bercail les deux hommes complètement ivres, François est peiné par la brutalité de Serge à l'égard d'Yvonne, enceinte à nouveau après le décès d'un premier enfant mongolien. Il tente, en vain, de l'empêcher de boire. Le jeune homme apprend d'ailleurs que le curé a échoué de la même manière en tentant de remettre Serge dans le droit chemin.

Marie s'éprend de François et lui révèle qu'elle n'est pas la fille de Glomaud. Ce dernier, informé par François lors d'une altercation, viole la jeune fille. A l'issue d'un bal où Serge s'est ingénié à humilier sa femme en courtisant Marie qui fut autrefois sa maîtresse, les deux amis se battent. François, meurtri, malade, ne veut pas quitter Sardent, abandonner Serge dont il a compris qu'il ne s'était pas remis de la mort de son premier enfant. Aussi, lorsqu'Yvonne est sur le point d'accoucher, seule, François part dans la nuit à la recherche de Serge qu'il réussit à ramener auprès de sa femme au moment où elle met au monde leur enfant, normal celui-là. Eépuisé, François s'écroule en disnat "J'ai crû" alors que Serge rit à gorge déployée.

Dans un article de mars 1959 intitulé Cinéma droite et gauche, Roland Barthes perçoit l'aspect documentaire, moderne, de ce premier film de la nouvelle vague. Mais, si les signes de la saisie du réel lui paraissent justes, il critique sévèrement la forme mélodramatique qui donne à ces signes un sens conservateur, une image immobile de l'homme : "... Notre esthétique est toujours l'alibi d'une conservation. Voila notre paradoxe : que l'art soi dans notre société à la fois l'extrémité d'une culture et le commencement d'une nature ; que toute la liberté de l'artiste ait pour beau résultat de nous imposer une image immobile de l'homme"

Barthes développe ses arguments a propos "du divorce général entre une vérité des signes, toute une façon moderne de voir justement la surface du monde, et une imposture des arguments et des rôles" :

Barthes contre la forme du film

"Toute la surface du Beau Serge est juste (sauf lorsqu'elle traduit expressément l'histoire : la neige est fausse par exemple) : les champs, le village, l'hôtel, la place, les vêtements, les objets, les visages les gestes, tout ce qui dure sous le regard, tout ce qui est littéral, tout ce qui signifie seulement une existence insignifiante. Il y a une élégance fondamentale dans tout ce début du film : par grâce il ne s'y produit rien... Ce qu'il y a de bon dans ce film c'est ce qu'on pourrait appeler son micro-réalisme, la finesse de ses choix ; il y a dans Chabrol un pouvoir de correction : par exemple dans la partie de football que les enfants jouent dans la rue, Chabrol a su trouver les gestes fondamentaux, ceux qui persuadent par ce que Claudel appelait la détonation de l'évidence. Formellement, dan sa surface descriptive, le beau Serge a quelque chose de Flaubertien.

La différence - elle est de taille- c'est que Flaubert n'écrivait jamais une histoire; par une science profonde de ses fins, il savait que la valeur de son réalisme était dans son insignifiance, que le monde signifiait seulement qu'il ne signifie rien. Le génie de Flaubert, c'est la conscience et le courage de cette déflation tragique. Au contraire, son réalisme en place, Chabrol y investit un pathos et une morale, c'est à dire qu'il le veuille ou non, une idéologie. Il n'y a pas d'histoire innocente : depuis cent ans, la littérature lutte avec cette fatalité. D'un mouvement à la fois excessivement lourd et excessivement désinvolte, Chabrol refuse toute ascèse de l'anecdote, il raconte massivement, il produit un apologue : on peut sauver un être si on l'aime. Mais sauvegarde de quoi ? Où est le mal du beau Serge ? Est-ce d'avoir eu un premier enfant difforme ? d'être socialement un raté ? son mal est-il plus généralement celui de son village qui meurt de n'avoir rien, de n'être rien ? C'est dans la confusion de ces questions, dans l'indifférence de leurs réponses que se définit un art de droite, toujours intéressé par la discontinuité des malheurs humains, jamais par leur liaison. Les paysans boivent. Pourquoi boivent-ils parce qu'ils sont très pauvres, parce qu'ils n'ont rien à faire. Pourquoi cette misère et cet abandon ? Ici l'investigation s'arrête ou se sublime : ils sont sans doute bêtes par essence, c'est leur nature. On ne demande certes pas un cours d'économie politique sur les causes du misérabilisme social. Mais un artiste doit savoir qu'il est entièrement responsable du terme qu'il assigne à ses explications : Il y a toujours un moment où l'art immobilise le monde, le plus tard possible est le mieux. J'appelle art de droite cette fascination de l'immobilité, qui fait que l'on décrit des résultats sans jamais s'interroger, je ne dis pas sur les causes (l'art ne saurait être déterministe) mais sur les fonctions.

Le désespoir du beau Serge tient, d'une façon ou d'une autre à la France entière, voilà le fondement d'un art vrai... En somme ce que l'anecdote permet à Chabrol d'esquiver, c'est le réel... le mélo (cette insipide histoire de neige et d'accouchement) est l'énorme soufflet dans lequel il évacue son irresponsabilité. Être bon ? Chabrol croit-il que tout est dit quand on veut l'être ? C'est quand le film de Chabrol finit que le vrai problème commence; l'être de la bonté ne tient pas quitte de ses modes, et ses modes sont solidaires du monde entier, en sorte qu'on ne peut jamais être bon tout seul".

Chabrol plus noir que Barthes ne le croit

Chabrol croit-il à ce parcourt christique ? Le montage parallèle de François peinant dans la neige et d'Yvonne peinant à donner naissance est-il vu en focalisation externe (il est comme le Christ), selon le seul point de vue de Chabrol ou en focalisation interne tel que ressenti par François (Je suis comme le Christ). Chabrol, dans son article de 1958, laisse entendre que c'est bien François qui a le sentiment d'accomplir un parcourt christique :

"au-delà des apparences, une vérité, peu à peu, doit se dégager pour le spectateur : l’instable, le complexé, le fou, ce n’est pas Serge, mais François. Serge se connaît : il sait le pourquoi de son comportement, il se suit. François, tout au contraire, ne se connaît qu’au niveau des apparences : sa nature intime est enfouie dans son subconscient et ne se révèle qu’en de brusques éclairs, il se fuit. Sa maladie lui a donné une psychose : la peur de mourir et comme chez tous les jeunes hantés par la mort, cette psychose s’est traduite par un complexe de Jésus-Christ caractérisé".

Chabrol se révèle donc, dès ce premier film, un cinéaste mental où l'action se joue d'abord dans l'esprit des personnages. Le "j'ai cru" est une consolation pour François qui s'est presque suicidé en courant ainsi dans le froid alors qu'il est tuberculeux. Il parvient, in fine et tragiquement, à donner du sens à sa mort plus qu'à sa vie. Même destin tragique pour Serge qui rit à gorge déployée au dernier plan du film. Mais, comme le souligne Roland Barthes, rien n'est réglé. Certes Serge est d'abord heureux et soulagé mais le rire dure trop longtemps, comme s'il était aussi effrayé d'avoir gâché tant de choses pour une naissance si normale. Qui plus est, Marie est condamnée aussi. Dans un plan où son maquillage et une lumière expressionniste l'assimile au démon,  elle décide sciemment de rester auprès de celui qui l'a violée comme un serpent.

Jean-Luc Lacuve le 29/04/2016, après la rencontre avec Jean Narboni et Tiphaine Samoyault au Café des Images le mardi 26 avril 2016.

Sources :

  1. Cinéma droite et gauche. Article paru dans Lettres nouvelles le 4 mars 1959 sous la rubrique Mythologies, après la publication du recueil aux éditions du Seuil en 1957.
  2. La peau, l'air et le subconscient texte de Claude Chabrol, à propos de son Beau Serge tout juste terminé et de ses projets, paru dans les Cahiers du cinéma n°83, de mai 1958 et reproduit sur Le Café en revue.

 

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