Sinan, jeune étudiant en littérature tout juste diplômé de l'université de Çanakkale quitte cette ville, dans le détroit des Dardanelles, site archéologique de Troie, pour rejoindre en bus Çan, sa ville natale, à 70 km à l'est à l'intérieur des terres.
Tout juste arrivé, Sinan est pris à parti par le bijoutier qui, sous des airs affables, lui demande de rappeler à son père sa dette de trois pièces d'or qu'il n'a jamais restituées. Sur les hauteurs déshéritées de la ville, Sinan observe à l'entrée de la maison que la voiture de son père, les pneus à plat, est à vendre.
Sinan range ses livres dans sa chambre alors que sa mère, Asuman, et sa sœur, Yasemin, regardent une série télévisée. L'arrivée du père, Idris, est synonyme de chamailleries. Idris propose à son fils de faire le plein de la voiture, d'en gonfler les pneus pour l'aider le lendemain à creuser le puits dans la campagne près du village de ses parents et beaux-parents. C'est Asuman, la mère, qui lui donne un peu d'argent pour l'essence.
Le lendemain, Sinan, Idris et son père, Recep, tentent de sortir un gros caillou du puits à l'aide d'une corde, mais celle-ci se rompt au dernier moment. Recep se met en colère car son fils préfère jouer avec une grenouille que de s'intéresser à la façon de bien maintenir la pierre avec une corde. Il lui en veut aussi de s'obstiner à creuser un puits là où il n'y a vraisemblablement pas d'eau et d'être ainsi encore davantage la risée de la ville. Furieux, Recep quitte les lieux. Sinan rejoint la maison de ses beaux-parents qui avouent avoir aussi prêté de l'argent à Idris, ce que leur reproche Sinan.
Sinan se rend chez le maire de Çan auquel il demande 2000 livres pour faire éditer son manuscrit dont l'action se déroule dans la région. Il effarouche cependant le maire en lui indiquant que son livre n'a pas d'intérêt touristique. Le maire se vante de la porte de son bureau qui a disparu comme pour être mieux ouvert à la société civile. Un leurre toutefois puisque les anciennes pratiques : des longs formulaires à remplir et des subventions au bon gré du maire semblent perdurer. Le maire finit par conseiller à Sinan d'aller voir Ilhami, un entrepreneur en matériaux de construction, grand lecteur et mécène occasionnel. Mais celui-ci n'est pas là et Sinan promet de revenir.
Sur le chemin du retour, Sinan est interpellé, près d'une fontaine, par Hatice, une jeune femme avec laquelle il est allé au lycée. A son arrivée, elle ôte son voile sur les cheveux et lui réclame une cigarette. Ils se cachent derrière un arbre pour ne pas être vus des parents de Hatice qui travaillent aux champs. Hatice félicite Sinan pour ses études et semble ne pas trop souffrir de n'avoir pas fait de même. Elle n'a pourtant pour seul destin que d'épouser bientôt un riche bijoutier renonçant à l'amour que lui porte Ali Riza, jeune homme désargenté de Çan. Sinan en est interloqué. Il accepte le baiser de Hatice qui par dépit de sa situation ou peut-être du peu d'empressement de Sinan lui mord la lèvre. Hatice s'éloigne bientôt, interpellée par sa mère qui s'inquiétait de son absence.
Quelques temps plus tard, Hatice se marie. Ali Riza, Sinan et quelques autres gens du quartier observent de loin ce spectacle qui les désole. Sur le bord d'un lac où les jeunes gens avaient sans doute l'habitude de se rejoindre, Sinan semble prendre conscience que le sentiment de la beauté est liée à sa perte. Cette révélation muette qui le rend ainsi heureux est mal interprétée par Ali Riza qui y voit la satisfaction revancharde d'un amoureux éconduit. Sinan blessé, sous-entend qu'il n'a pas été aussi délaissé que le croit son ami et enfonce ainsi le couteau dans la plaie d'Ali Riza qui, de rage, le frappe. Les deux jeunes gens sont séparés par leurs amis.
Le jour du concours pour être instituteur, c'est la mère qui donne l'argent pour le bus vers Çanakkale. Le père tente d'en extorquer le plus possible, pour manger dit il alors qu'il s'agit de rembourser une dette de jeu ou de jouer de nouveau. Sinan quitte avant la fin du temps imparti, la salle d'examen et erre dans Çanakkale. Dans la librairie où il est venu vendre un vieux livre trouvé chez le grand-père, Sinan croise Süleyman, le grand écrivain de la région. Sinan lui demande s'il peut lui poser une question au sujet de son comportement lors d'une table ronde auquel il avait assisté par le passé. Sinan ne tarde pas à montrer tout son mépris pour cet écrivain qui se prête sans façon au jeu de la célébrité et lui oppose ses propres efforts pour être un écrivain sincère. Sinan finit par excéder Süleyman qui le plante sur un pont. Pourtant, Sinan revient à la charge un peu plus loin sur le pont. Il se fait du coup copieusement insulter pour sa suffisance. Seul, il constate ensuite qu'une petite statue du pont s'est brisée. Il en jette un morceau dans la rivière. Il est alors pris à parti par les habitants. Sinan fuit au travers des ruelles et finit par grimper dans une structure en bois qui se révèle être celle du cheval de Trois installée au centre de la ville. Alors que la trappe du cheval tremble et que Sinan craint d'être découvert, il se réveille : ce n'était qu'un cauchemar qu'il faisait dans le bus lors du trajet de retour vers Çan.
Avec les 700 livres obtenus avec la vente du vieux livre, Sinan est encore loin des 2000 nécessaires pour éditer son manuscrit d'autant plus que quelqu'un (son père, sa sœur ou un ouvrier) lui dérobe 300 livres. Alors qu'il visite ses grands-parents, toujours à la recherche d'un autre vieux livre qu'il pourrait vendre, Sinan discute longuement avec deux imams. Veysel est un traditionaliste qui profite sans vergogne des avantages de son métier quitte à déléguer certains rites sur le grand père de Sinan qui, trop vieux, craint d'être la risée de tous s'il se trompe. Nazmi, dont l'intelligence et la modération irritent son collègue, est lui toujours prêt à interpréter les textes.
Lors d'une nouvelle altercation avec son père, Sinan lui vole son chien de chasse et va le vendre. Il obtient ainsi assez d'argent pour éditer son livre à compte d'auteur. Alors qu'il s'apprête à remettre un exemplaire de son livre à son père dans sa classe, il croit le surprendre à remplir des grilles de jeu. De plus, irrité qu'il refuse de lui remettre sa paie ainsi que lui a demandé sa femme, s'en retourne à la maison. C'est donc à sa mère qu'il offre le premier exemplaire de son livre, Le poirier sauvage.
C'est l'hiver et Sinan en termine avec son service militaire. En surpoids, cheveux rasés, il revient à Çan et trouve l'appartement plutôt calme. Le père a touché sa prime de retraite et l'a versé intégralement à sa femme qui vit ainsi avec sa fille plus à l'aise. Idris est parti vivre dans leur cabane familiale, près du puits. Sinan constate que sa mère a eu du mal à conserver en bon état les exemplaires de son livre et, pas plus que sa sœur, ne l'a lu. Un passage à Çanakkale lui révèle que pas même un exemplaire de son livre n'a été acheté et qu'ils ne sont ainsi plus en rayon alors que triomphe le dernier livre de Süleyman.
Sinan vient rejoindre son père dans sa cabane. Il est ému lorsqu'il découvre que son père, non seulement a conservé l'unique article parlant de son livre dans le journal local, mais a bien lu son livre et l'a aimé en dépit du portrait peu glorieux qui est fait de lui. Idris a trouvé un nouvel équilibre en vivant de l'élevage de ses moutons et en renonçant au jeu et à creuser inutilement le puits. C'est pourtant ce travail familial que reprend Sinan comme une ultime fidélité à soi-même qui lui permettra de trouver son identité.
Pour être un grand écrivain, il faut perdre ses illusions, ses idées de départ trop simples et romanesques, et retrouver le sol personnel sur lequel on a grandi. Il faut être ce poirier sauvage tout rabougri mais le seul à fournir peut-être des fruits délicieux. L'image finale ne dit pas que Sinan sera ce grand écrivain. A creuser au fond du puits abandonné par son père, Sinan finira probablement socialement aussi mal que lui. Mais, somme toute, pour avoir une chance d'être grand, écrivain ou pas d'ailleurs, c'est la seule voie. Le grand récit des illusions perdues est perclus des harmoniques dissonantes des défauts que chacun porte et qu'il est nécessaire d'accepter alors que résonne par intermittence la sublime musique de Bach qui vient rythmer ce chemin vers l'acceptation de soi-même.
Illusions perdues
Le récit est rythmé par des ellipses qui rendent parfois difficile d'en suivre la chronologie. Il s'étend probablement sur plusieurs semaines avant le service militaire et le retour à Çan. Le trajet de Sinan est moins dramatique que symbolique : l'amour, la politique, l’art, la religion et pour finir le temps, tout le trajet de Sinan s'apparente à un parcours initiatique au travers des illusions. La vérité du monde est multiple mais la sienne propre existe aussi qu'il faut chercher à l'intérieur de soi.
Si le film court le risque d'apparaitre comme trop bavard, il est toujours traversé de musique ou de plans magnifiques, les tonalités d'ocre de l'automne puis la brume et la neige à la fin soulignent la présence de la nature. Les rêves y sont aussi beaux que symboliques. Ainsi Idris bébé, parcouru de fourmis et pourtant restant intègre, ou le rêve de la statue cassée et du cheval de Troie dans la ville de Canakkale, terreur de se refugier dans une beauté passée. L'image finale, Sinan de dos creusant au fond du puits, radicale est inoubliable. Elle est précédée du court cauchemar, du père endormi qui voit dans un flash mental son fil pendu dans le puits. Elle exprime avec magnificence le sacerdoce que représente le métier d'écrivain et plus généralement, la fidélité à soi-même en dépit des échecs successifs. C'est cette magnificence dans le sacrifice qui fait toute la force du film. Le père et la mère eux-mêmes ainsi que les grands-parents poursuivent ce même trajet. Ils ne renoncent pas à la grandeur même si elle leur échappe, même si elle ne consiste plus qu'à aimer un chien ou à espérer gagner aux courses.
La fidélité à soi-même n'empêche pas les défauts, parfois guère pardonnables. Le père est le probable auteur du vol des 300 livres, il extorque le plus d'argent possible à son fils et a ruiné sa famille. Il versera néanmoins sa prime de retraite à sa famille et ira vivre comme il l'entend dans la maison de campagne isolée où il devient berger. Sinan vend le chien préféré de son père, le dénonce trop rapidement comme un joueur à sa mère, lui fait une dédicace outrageusement sentimentale.
La Turquie de 2017
Après de nombreux films tournés dans sa région natale, l’Anatolie, Ceylan filme les Dardanelles, dans l’ouest du pays. C'est une région plus apaisée alors que l'est du pays, marqué par le terrorisme, est craint des jeunes professeurs qui y sont nommés en masse. Lors d'une conversation au téléphone, un ami de faculté issu aussi de Can révèle à Sinan qu'il s'est engagé dans les forces de l'ordre ayant peu d'espoir de réussir le concours d'instituteur. Il accepte ce travail sans trop d'états d'âmes répondant avec cynisme à la question de Sinan "Tu as bien tapé sur les gauchistes ?" par un "Cela m'a servi d'exutoire face à la pression de la hiérarchie". Plus tard un autre condisciple, devenu garçon de café, lui avouera de plus pouvoir supporter un de leur camarade devenu aussi policier.
S'ils sont peut-être tous des perdants, tous les membres de la famille de Sinan n'ont jamais recours à la violence, même dans les situations les plus difficiles.
Jean-Luc Lacuve, le 23 août 2018