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La voie lactée

1969

Avec : Paul Frankeur (Pierre), Laurent Terzieff (Jean), Alain Cuny (L'homme à la cape), Edith Scob (La Vierge Marie), Bernard Verley (Jésus), François Maistre (Le curé fou), Michel Piccoli (Le marquis de Sade), Delphine Seyrig (La prostituée), Julien Bertheau (M. Richard, le 'maître d'hôtel). 1h45.

Un prologue explique, carte à l'appui, l'importance du pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. Au IXe siècle, l'ermite Pelagius aurait été guidé par des étoiles pour découvrir l'emplacement du tombeau de saint Jacques le Majeur. Le lieu aurait ainsi été nommé campus stellarum (champ des étoiles) à l'origine du nom de Compostelle. Au XVIe siècle, durant les guerres de religion, le contenu du tombeau a été déplacé pour le préserver de la destruction. Redécouvertes au XIX, des reliques ont été, avec réticence, reconnues par l'église comme étant bien celles du saint. L'importance du pèlerinage n'a alors jamais cessé depuis. Tant est si bien que dans de nombreuses langues le chemin de Compostelle est traduit par la voie lactée

Générique. Aux environs de Fontainebleau, deux vagabonds, Pierre, un vieil homme pieux, et Jean, un jeune athée, font vainement du stop pour se rendre à Saint Jacques de Compostelle, espérant y  faire une large moisson d'aumônes.  Un homme en costume portant une cape noire marche vers eux. Ils lui demandent l'aumône. L'homme interroge Jean pour savoir s'il a de l'argent. Comme Jean répond par la négative alors il lui dit qu'il n'aura rien. Posant la même question à Pierre, celui-ci lui répond qu'il a un peu d'argent. Alors l'homme  lui dit qu'il aura beaucoup plus et lui donne un billet. Puis il leur déclare qu'en allant vers Compostelle, ils devront se mêler à des putains et avoir d'elles des enfants. Ils les nommeront "Tu n'es pas mon peuple et "Plus de miséricorde". Interloqués, les deux vagabonds jettent un dernier coup d'œil à l'homme qui s'éloigne. Ils le voient alors accompagné d'un nain, sorti dont on ne sait où,  qui lâche une colombe. N'ayant compris aucune des paroles de l'homme à la cape, Jean et Pierre se demandent pourquoi l'homme  a donné un billet au second et pas au premier. C'est grâce à ma barbe qui fait sérieux suggère Pierre. C'est ce que sa maman lui disait toujours, dit-il. Ainsi évoque-t-il le souvenir qui semble dater de l'époque du Christ, de son père, charpentier, et de sa mère, habillée comme la Vierge Marie,  pétrissant la pâte du pain alors que lui, ressemblant furieusement à Jésus et frère ainé d'une longue fratrie, il s'apprêtait à se raser la barbe. Mais sa mère l'en empêcha tendrement, le trouvant mieux ainsi.

Alors qu'ils accèdent à la bretelle d'autoroute, ils voient un garçonnet seul sur le bas-côté. L'enfant reste muet devant leurs questions alors qu'ils constatent qu'il porte les stigmates du Christ sur la croix. Le garçonnet arrête d'un signe énergique une belle voiture avec chauffeur et celui-ci les invite à monter leur déclarant même qu'il va jusqu'en Espagne. Ravis, Pierre et Jean s'installent confortablement sur la banquette arrière. Avant de s'endormir, Pierre prononce un "Nom de dieu de nom de Dieu" satisfait. Aussitôt le chauffeur arrête la voiture et les oblige à descendre.

Dans une auberge, un curé  parle du mystère de l'eucharistie avec un gendarme. Il défend la thèse de la transsubstantiation : la doctrine qui dit que la communion n'est pas un symbole, mais le corps littéral du Christ contrairement à ce qu'ont défendu les hérétiques. L'aubergiste croit lui venir en secours en affirmant que "Le corps du Christ est dans l’hostie comme le lièvre est dans le pâté". Le curé réfute cette thèse, dite des pâteliers. Arrivent alors les deux vagabonds qui demandent un peu de nourriture à l'aubergiste. Le curé les fait entrer mais le gendarme les renvoie bientôt.  Poursuivant son argument, le curé s'embrouille et a soudain la révélation que la thèse des pâteliers est la bonne. Le gendarme lui fait remarquer qu'il se contredit. Le curé lui envoie alors sa tasse de café à la figure. Le gendarme interloqué voit alors arriver l'ambulance de l'hôpital psychiatrique tout proche : le curé est soudainement devenu fou depuis un an. Il est embarqué sans résistance.

Ils campent ensuite  dans une cabane au fond d'un bois; où un berger avec une chèvre leur parle en latin. Jean révèle qu'il est athée et défie dieu de le foudroyer. Alors qu'il rentre à l'abri en fanfaronnant, la foudre détruit une cabane derrière lui. Ils s'endorment sans voir le berger amener sa chèvre près de Priscillien, évêque d'Ávila au IVe siècle qui professe d'hérétiques croyances manichéennes : L'âme est créée par Dieu, le corps et la matière par le principe du Mal. En conséquence, il faut  fatiguer le corps dans des pratiques sexuelles orgiaques. Après avoir rompu le pain et promis des malédictions à ceux qui l'avaient produit en faisant pour cela mal aux plantes, l'évêque s'éloigne avec deux jeunes femmes.

Pierre et Jean débarquent en train à la gare de Tours. Un maître d'hôtel explique que tout le monde aujourd'hui croit en Dieu. À celui qui demande s’il existe une preuve de l’existence divine, son interlocuteur estime suffisant de répondre par les Psaumes : - "Seul l’insensé dit en son cœur, il n’y a point de Dieu." - "Ah oui, c’est très convaincant." Le marquis de Sade explique pourtant à Thérèse enchainée que Dieu n'existe pas. Le maître d'hôtel entreprend d'expliquer la double nature de Jésus en tant qu'homme et Dieu. L'un d'eux proteste : si Jésus était un homme, il devait marcher normalement et non de la façon compassée et grandiloquente avec laquelle il est représenté habituellement. Et, effectivement, Jésus se rend en courant avec ses disciples à Cana. Il y raconte la parabole de l'intendant indélicat qui montre une générosité intéressée lorsqu'il va être renvoyé. Il répond ensuite favorablement à la demande de Marie de procurer du vin à tous lorsque celui-ci vient à manquer. Alors que les premiers clients arrivent, le maître d'autel explique la sainte trinité aux serveurs réunis. Madame Garnier, la cliente, affirme que si les faux prophètes n'ont pas imposé leur doctrine c'est qu'ils n'étaient pas le Christ. Du temps de l'inquisition, un hérétique relaps prêchant que le purgatoire n'existe pas puisque les écritures n'en parlent pas, est condamné à la torture. Un prêtre fait part de ses doutes au grand inquisiteur sur le bien fondé de telles exécutions puis s'incline devant l'argument du nécessaire maintien de l'ordre. Le maitre d'autel approuve puis, quand Pierre et Jean viennent demander la charité, il les renvoie durement.

Dorénavant sur la route de Bordeaux, les mendiants trouvent la charité, la nourriture et le vin, lors d'une fête de fin d'année dans une école catholique, l'institution Lamartine. Alors que les plus jeunes élèves font un concours d'anathèmes religieux, Jean a  la vision d'un groupe d'anarchistes, drapeau noir et rouge au vent, s'en allant fusiller le pape. Alors qu'une salve de coups de feu se fait entendre, Jean explique sa vision à l'un des parents d'élèves qui se rengorge : une telle exécution du pape ne pourrait avoir lieu dans la réalité.

Sur la route de Bayonne, ils rencontrent, assis sur une épave de voiture, un ange de la mort qui leur fait entendre une émission de radio provenant directement des enfers. Ils passent devant une église à l'intérieur de laquelle une religieuse est crucifiée à sa demande. La mère supérieure tente vainement de l'en dissuader, tout comme l'avait fait leur protecteur, un comte janséniste. Un comte jésuite très en colère trépigne devant cette porte et accuse la congrégation d'être devenue une secte convulsionnaire. Lorsque les deux comtes se font face, ils se provoquent en duel, demandant à Pierre et Jean de leur servir de témoins. Pendant qu'ils ferraillent en prononçant des controverses sur le libre arbitre et la grâce, les deux compères se chamaillent sur la prédestination ou comment saisir autre chose que le fantôme de la liberté. Comme les voies de Dieu sont impénétrables, les comtes se rabibochent

Pierre et Jean franchissent la frontière, puis, dans les environs de Burgos, rencontrent deux jeunes protestants, Rodolphe et François, qui leur donnent une pièce d'or pour s'occuper de leur âne jusqu'à l'auberge proche pendant qu'ils se rendent au village voisin. Là, ils assistent à l'exhumation par un évêque de celui que l'on avait considéré à tort comme un saint mais dont les écrits posthumes ont révélé qu'il ne croyait pas à la sainte trinité. Les deux protestants alertent les gens sur l'existence du seul Dieu le père, au ciel, sur la croix et comme esprit saint. L'évêque ordonne qu'on les poursuive. En s'enfuyant à travers bois, les deux protestants remarquent, au bord d'une rivière, les habits de chasseurs déposés par leurs propriétaires, occupés à se baigner. Ils volent les habits. Rodolphe découvre dans la poche de l'un d'eux un rosaire. Il le lance dans les arbres, et puisqu'il s'accroche à une branche, fait feu sur lui. Plus tard, se reposant près d'un feu de camp, la vierge Marie apparaît à Rodolphe et lui remet le chapelet.

Les deux protestants arrivent dans une auberge espagnole, où se trouvent déjà Pierre et Jean ainsi qu'un prêtre et un caporal de la garde civile. Poussé par François, Rodolphe raconte le miracle auquel il a assisté. Le prêtre minimise l'événement  : la vierge Marie a fait des milliers de miracles. Il raconta ainsi l'histoire de la jeune none, séduite par un beau jeune homme. Elle l'épousa. Elle eut des enfants avec lui. Elle resta néanmoins malheureuse d'avoir fui son convent. Quand elle revint après des années, prête à subir tous les châtiments, toutes les sœurs firent comme de si rien n'était. En effet, pendant son absence, c'est la Vierge qui avait pris sa place. La nuit venue, l'aubergiste contraint Rodolphe et François à dormir dans des chambres séparées. Il les prie de n'ouvrir leur porte à personne, sous aucun prétexte, durant la nuit. Alors qu'il se déshabille, Rodolphe constate qu'une belle jeune fille occupe le lit voisin du sien. L'entente entre les deux jeunes gens est immédiate. Le prêtre espagnol les prie de lui ouvrir leur porte, devant leur refus c'est debout derrière elle qu'il leur explique l'immaculée conception. Il repart en n'oubliant pas son sabre. De son coté, François  reçoit la visite, dans son lit jumeau, d'un lecteur assidu.

Pierre et Jean sont arrivés à saint Jacques de Compostelle. Ils sont alpagués par une belle prostituée qui n'est pas insensible à la belle pièce d'or qu'ils possèdent. Elle leur apprend qu'il n'y a plus de pèlerins auxquels demander l'aumône dans la ville. Le tombeau supposé du saint a été exhumé et a révélé un cadavre sans tête qui ne pouvait être saint Jacques. Il n'y a donc plus ni pèlerinage ni pèlerins. Les entraînant dans la forêt, elle leur demande à chacun de lui faire un enfant qu'elle appellera "Tu n'es pas mon peuple et "Plus de miséricorde". Alors qu'ils s'enfoncent dans les sous-bois, Jésus apparait suivi de ses disciples prononçant ces paroles violentes :  Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi (Matthieu 10, 37-38 ). .. Deux aveugles viennent lui demander d'accomplir le miracle qui leur rendra la vue. Jésus leur dit qu'il soit fait selon votre foi et leur rend la vue. (Matthieu 9:27-30).

Les deux anciens aveugles sont émerveillés mais, alors que Jésus et les apôtres s'éloignent en discutant, ils trébuchent devant un petit fossé à leurs pieds. Sur l'herbe verte vient s'inscrire le carton final : "Tout ce qui, dans ce film, concerne la religion catholique et les hérésies qu'elle a suscitées, en particulier du point de vue dogmatique, est rigoureusement exact. Les textes et citations sont empruntés soit aux écritures, soit à des ouvrages de théologie et d'histoires ecclésiastiques, anciens et modernes".

 La Voie lactée appartient à la dernière période de Buñuel, la période française : il l’a tourné entre deux films avec Catherine Deneuve, Belle de jour (1967) et Tristana (1970). Rétrospectivement, le réalisateur s'est rendu compte que La Voie lactée formait la première partie d'une trilogie à propos de "la recherche de la vérité" avec Le charme discret de la bourgeoisie (1972) et Le fantôme de la liberté (1974). Les trois films utilisent le même style narratif non linéaire et fragmenté rendant compte du désordre de l'époque où la jouissance s'obtient par la saisie d'un fragment qui laisse percevoir un mystère, celui du monde originaire tapi sous le nôtre et prêt, si nous n'y veillons pas, à nous engloutir.

Le monde réel peu à peu envahi par le monde originaire

La formule " recherche de la vérité" a de quoi surprendre pour un cinéaste adepte des tête-à-queue surréalistes. Les deux propositions trouvent néanmoins à coexister dans le style si particulier de Bunuel : le naturalisme. Pour Gilles Deleuze, Luis Buñuel est, avec Eric von Stroheim, le plus grand créateur du naturalisme au cinéma. Le naturalisme, pour Deleuze, n'est pas le réalisme mais sa prolongation, son épuisement dans un surréalisme particulier. Le naturalisme en littérature, c'est essentiellement Zola : c'est lui qui a l'idée de doubler les milieux réels avec des mondes originaires. Dans chacun de ses livres, il décrit un milieu précis, mais aussi il l'épuise et le rend au monde originaire. C'est à un tel épuisement du monde que rencontrent les deux vagabonds auquel Buñuel se livre pour en révéler les dimensions enfouies d'une culture catholique qui a mené à la folie et à la destruction.

Les rencontres que font les deux vagabonds sont d'abord données comme étranges mais réalistes. L'homme à la cape peut difficilement être immédiatement perçu comme une incarnation de Simon le magicien (son nom sera cité ultérieurement et il cache un nain qui lance une colombe) ou comme celui de Dieu demandant au prophète Osée (contemporain d’Ésaïe, 2e livre des Rois), d'aller se mélanger avec une prostituée et de nommer les enfants qu'ils conçoivent Jizreël (Dieu sème), Lo-Ammi (Pas mon peuple), Lo-Rukhama (elle n'a pas [obtenu] miséricorde).

A cette scène étrange succède la première apparition de Jésus et de la Vierge Marie. Mais cette séquence est présentée sous forme de flash-back, comme un souvenir d'enfance de Pierre. Plus tard, Pierre et Jean, endormis, n'assistent pas au prêche manichéen et orgiaque de Priscillien, évêque d'Ávila du IVe siècle. Il peut alors être perçu comme le fait d'illuminés sectaires contemporains. Le maitre d'autel de Tour discute sous forme de paraboles où est bien séparé le présent de son discours des flashes mentaux qu'il suscite : l'évocation de Sade l'insensé ou les noces de Cana.

Le premier envahissement du monde originaire dans le monde réel a lieu avec Pierre qui, lors des anathèmes enfantins de l’institution Lamartine imagine l'exécution du pape. Celle-ci rentre dans le monde réel avec le son de la fusillade qui retentit au moment de la mise à mort est qui est entendue par son voisin. C’est ensuite l'apparition de l'ange de la mort sur la route de Bayonne puis la plongée en plein XVIIe avec le duel entre le janséniste et le jésuite. Dans ces deux épisodes le monde originaire semble venu des profondeurs pour affleurer et se substituer au monde réel. Les deux vagabonds continuent néanmoins leur marche en Espagne et franchissent la frontière bien réelle avant d'être confrontés à deux protestants surgis du XVIe de Martin Luther. Avec leur âne, ils sont venus prôner l'existence du seul Dieu le père lors de l'exhumation de l'hérétique. Il leur est alors donné d'assister au miracle de la Vierge rendant le chapelet. Dans l'auberge enfin tout semble possible avec les apparitions soudaines de nouveaux personnages, une belle jeune femme et un lecteur, dans les lits jumeaux ou la téléportions du prêtre de l'extérieur à l'intérieur de la chambre lorsqu'il explique l'immaculée conception.

Reste enfin l'arrivée à saint Jacques avec la rencontre avec la grande prostituée de Babylone. Alors que le pèlerinage est donné comme caduque, s'accomplit la prophétie à Osée avec le nom étrange des deux enfants. Le christ apparait alors "naturellement" dans la forêt et rend la vue aux aveugles.

Quelles conséquences dans notre monde réel ?

A la fin du film, les anciens aveugles trébuchent néanmoins devant le premier petit fossé sur leurs pas. Comme quoi, même avec le monde originaire rendu visible à nos yeux, il s'agit de ne pas trébucher dans notre monde réel.

Le monde réel, celui de la société actuelle, dans lequel vivent les personnages est fait d'actions et de réactions, souvent logiques. Bien que les personnages aient toujours un formidable imaginaire, la mise en scène de Buñuel reste puissamment réaliste s’inscrivant dans son époque avec  les routes nationales encombrées avant l'ère des autoroutes ou les trains aux wagons de couleur verte avant les trains corail.

Mais coexiste une dimension plus mystérieuse, l'empilement d'une culture millénaire dont la puissance se manifeste dans nos croyances. Le monde social n'est que la dérivée au sens mathématique de cette énergie accumulée dans le monde depuis les origines. La mise en scène de Buñuel consiste à faire percevoir la puissance irrationnelle de ce monde au sein de notre petit monde dérivé. Ses têtes de turc favorites sont les prétentieux qui tirent leur pouvoir des forces du monde originaire et semblent pourtant l'ignorer : prêtres, évêques, curés, policiers et gendarmes sont ainsi souvent les plus ridicules. Cependant, l’amour de Buñuel pour ses personnages étant immense, ces têtes de turc sont aussi les plus drôles, les pulsions dont ils sont victimes inconsciemment se traduisant par une jouissance du discours.

Générique : la dimension spirituelle par l'écrit du titre et la dimension prosaïque par l'image
Carton final : la jouissance d'avoir joué avec les textes

La beauté des rituels et des croyances est assumée au-delà de leur efficacité. Dans une scène, le jeune vagabond se lève sous la pluie et défie Dieu de le faire mourir. Il sort indemne de l'épreuve, mais la foudre frappe une cabane derrière lui, comme si l'intervention divine avait eu lieu ; les deux comtes finissent par se réconcilier ; le protestant est touché par la visite de la Vierge Marie qui lui donne un chapelet, le caporal de la garde mobile croit naïvement que Jean a acheté le jambon à l'aubergiste

L'humour est ainsi très présent depuis la thèse dite des pâteliers : "Le corps du Christ est dans l’hostie comme le lièvre est dans le pâté". Ou, à celui qui demande s’il existe une preuve de l’existence divine, son interlocuteur estime suffisant de répondre par les Psaumes : "- Seul l’insensé dit en son cœur, il n’y a point de Dieu". "- Ah oui, c’est très convaincant". et fait ainsi preuve d'un amusement irrévérent devant les raisonnements spécieux. Il y a aussi le sabre (l’ordre moral) qui tombe de la soutane du prêtre espagnol après qu’il ait fait usage du goupillon (l’ordre religieux) pour suggérer avec force discours à Rodolphe et la belle jeune fille surgie dans son lit voisin de ne pas faire l’amour en leur rappelant la merveilleuse histoire de l’immaculée conception.

Alors que la grève générale et les manifestations des étudiants de mai 1968 étaient encore toutes récentes dans l'esprit de la gauche française et que l’esprit de révolution était dans l'air, certains reprochent à Buñuel de choisir ce moment pour faire un film non politique sur  des controverses dans l'église catholique. Si quelqu'un avait du temps à sur un sujet religieux, ce devrait au moins être une attaque sans concession sur le rôle actuel de l'Église en tant qu'acteur politique. Au lieu de cela, le film de Buñuel est certes contre l’intolérance religieuse : les deux vagabonds sont les révélateurs à peine étonnés d’une "promenade dans le fanatisme où chacun s'accroche avec force et intransigeance à sa parcelle de vérité" explique Buñuel. Néanmoins, il laisse percevoir l'existence d'un monde mystérieux, flottant autour de la réalité. Tant est si bien, qu'en apparence blasphématoire, le film a été bien accueilli par l'Église catholique, qui est même intervenue auprès des censeurs italiens pour contrecarrer leur décision d'interdire le film. C'était une réaction inattendue, car huit ans plus tôt, en 1961, le Vatican avait déclaré Viridiana, "blasphématoire".

En intitulant son film La voie lactée,  Buñuel  montre la dimension nécessairement spirituelle de nos comportements, qu’elle nous soit connue ou non. On note toutefois la façon abrupte dont il la justifie en fin de prologue : « Tant est si bien que dans de nombreuses langues, le chemin de Compostelle se traduit par la voie lactée ». Buñuel néglige l’explication prosaïque. La voie lactée était autrefois utilisée comme point de repère par les pèlerins se dirigeant vers Saint-Jacques de Compostelle. Quand elle est haute dans le ciel, la voie lactée suit en effet un axe allant du nord-est au sud-ouest, indiquant la route de l'Espagne. Pour Buñuel, si  Le chemin de pèlerinage et La voie lactée se confondent, c’est que  l'un évoque la réalité de notre monde dérivé et  l'autre révèle la permanence du monde originaire dont on ne perçoit que des symptômes (ici des lieux et des époques qui s'entremêlent) et des fétiches (les enfants de la prostituée, la crucifixion, la barbe du Christ...).

Jean-Luc Lacuve, le 13/08/2017

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