1974 : Yves Saint Laurent a réservé une chambre dans un grand hôtel parisien sous le nom de Swan. Il est venu pour dormir répond-il au réceptionniste. Il est venu dans cette chambre pour accepter une interview par téléphone d'un journal : il explique que de nombreux troubles l'agitent toujours, souvenirs de la guerre d'Algérie où il fut interné dans un hôpital et tellement bourré de médicaments. Il se voit dans un trou à terre, secouru par un autre homme...
1967. Au 30 bis rue Spontini à Paris, les couturières de la maison Yves Saint-Laurent s'affairent sous la direction de Anne-Marie Munoz et Monsieur Jean-Pierre. Pierre Berger a amené une religieuse au chocolat à Yves Saint Laurent.
Le soir au Sept, sa boîte de nuit habituelle, il rencontre Betty Catroux en qui il voit une autre lui-même et à laquelle il demande de travailler pour lui.
A Marrakech, il évoque son enfance à Oran, discute avec ses amis et amies Loulou de la Falaise et Betty Catroux. Pierre Bergé et lui ont toujours des relations sexuelles enjouées.
Alors que les événements de 1968, 69 et 70 se déroulent, Yves saint Laurent enchaine les succès.
1971 : Andy Warhol lui demande de créer une robe Warhol comme il dessina une robe Mondrian. Saint Laurent décline: il ne veut être que lui-même.
Chez Régine, il rencontre Jacques de Bascher, gigolo aristocratique amant de Carl Lagerfeld et nostalgique de la République de Weimar, de ses cravates de soie et de ses costumes. Les fêtes décadentes et les rencontres dans les buissons et les pissotières se succèdent.
Saint Laurent est de plus en plus victime d'hallucinations, des serpents hantent son lit.
Bergé discute en français avec les actionnaires américains dans un bureau froid et impersonnel afin de reprendre la marque Yves Saint Laurent pour celui-ci et lui-même.
1974. Saint Laurent réserve une chambre d’hôtel au nom de Swann, mais cette fois-ci on voit son visage au lieu de le regarder de dos. De la chambre, il donne une interview dont Pierre Bergé va s’empresser d’annuler la publication.
Saint Laurent et Pierre Bergé installent la maison de couture au 5 avenue Marceau à Paris.
Jacques de Bascher lit Rose poussière de Jean-Jacques Schuhl. Un soir où il se drogue avec Yves saint Laurent. Le chien, Moujik, s’invite au festin et en meurt pendant que Saint Laurent s'abime sur des éclats de verre.
(1989) Dans son appartement-tombeau de la rue de Babylone, Saint Laurent vieilli se souvient.
Pierre Berger avait décidé de mettre fin à sa relation avec Jacques de Bascher auquel il n'avait pourtant cessé d'écrire en lui disant chercher à retrouver son corps dans des rencontres de passage Gare du Nord.
1975 : Yves saint Laurent porte des fleurs sur la tombe de Moujik. Saint Laurent s’endort dans le célèbre lit de Marcel Proust, avant de rêver à sa mère qui à Oran fut son premier modèle alors qu'il cherchait déjà un sigle pour son entreprise avec des morceaux de bois en forme de Y.
(1989) Un journaliste de Voici vient à sa demande lui rendre visite et lui donner de la drogue et des nouvelles du monde extérieur. Le Palace n’est plus ce qu’il était depuis la mort de Fabrice Emaer. Saint Laurent demande la teinture "Johnny Hallyday" à son coiffeur. Il reçoit Anne-Marie Munoz qui trouve horrible les seins coniques dont Jean-Paul Gauthier habille ses mannequins. Elle s'enquiert de la santé de Moujik IV.
1976 : Saint Laurent est sorti de sa dépression pour créer la collection "opéra ballets russes" dont le défilé est un triomphe.
(1989) Pierre Bergé téléphone à Saint Laurent pour lui apprendre la vente de leur maison à Sanofi, groupe français qui va leur laisser une fortune. Saint Laurent évoque Jacques de Bascher auquel il aurait parlé dans la semaine. Bergé le rembarre gentiment : Jacques de Bascher est mort du sida depuis quelques années.
Au journal Libération en 1976, le rédacteur en chef valide le titre de la nécrologie de YSL : "Yves Saint-Laurent se dérobe". Mais ce n'est qu'en 2002 que saint Laurent s'éteint. En 1976, il peut encore faire signe aux journalistes... Plus qu'à lui-même.
Les producteurs du film ne se sont pas trompés en passant commande à Bertrand Bonello d'un film à l'économie trois fois plus riche que celle de ses précédentes réalisations afin de créer un grand biopic mental sur Yves Saint Laurent. Bonello s'est donc confronté au mythe, le laissant debout mais en taillant dans la vie du couturier tout ce qui ne l'intéressait pas pour garder, in fine, le parcours d'un grand mélancolique qui ne pourra jamais voir le monde en face, enfermé dans la sphère de la création.
De l'aiguille aux serpents
Pierre Bergé a piloté le film officiel sur Saint Laurent, l'informatif Yves Saint Laurent de Jalil Lespert avec Pierre Niney et a interdit à Bertrand Bonello l'accès aux archives des collections du couturier. Bonello s'est néanmoins appuyé sur des éléments très concrets : la photo iconique d'YSL assis nu, par Jean-Loup Sieff, celle de sa collection par Helmut Newton. Il montre aussi, au début, les détails très concrets d'un atelier de haute couture : confection de coutures, plis et revers avec des patrons, crayons, et ciseaux.
Mais bientôt se juxtaposent, dans de grandes séquences, le travail du jour et les soirées en boite la nuit, le travail et la fête, la création et la finance, Paris et le Maroc. Au deux tiers du film, l'interprétation de Saint Laurent vieilli par Helmut Berger, parallèlement aux scènes avec Gaspard Ulliel un quart de siècle plus tôt, vient réactiver la lecture du présent depuis un passé qui le voit comme un fantasme. Ce point de vue prend le relais de la déception narrative que constitue le retour, au milieu du film, de la scène initiale de 1974. Le film s'était en effet ouvert sur la promesse d'une scène traumatique que l'interview aurait révélée. D'ailleurs dans sa reprise, Saint Laurent réserve toujours une chambre d’hôtel au nom de Swann, mais on voit cette fois-ci son visage de face au lieu de le regarder de dos. De la chambre, il donne une interview dont on espère enfin la révélation de l'origine des mystérieux troubles de sa personnalité. Mais Pierre Bergé va s’empresser d’annuler la publication de ses souvenirs pour les journalistes comme pour les spectateurs.
YSL : Yves est seul
Le seul secret de Saint Laurent est donc d'être seul au milieu de la bulle qu'il s'est constitué et qui ne réfracte que son propre monde intérieur. Il est toujours prisonnier de son bureau, de sa création, de l'alcool et de la drogue comme les trois split-screen se chargent aussi de l'établir. Le premier voit défiler sur la partie gauche de l'écran les événements de 1968, 69 et 70 alors que la partie droite montre les succès parallèles des défilés de Saint Laurent. Le créateur est passé à côté de son époque mais l'a façonnée aussi. Plus inquiétant est le second split-screen où Saint Laurent fend l'écran pour apparaitre, presque fantomatique, au milieu de ses mannequins se préparant au défilé. Le troisième, un peu plus tard, semble le condamner au miroitement du monde, celui dont il rêvait pour sa salle de bain ; chaque fragment de l'écran, du défilé, renvoyant à une beauté qu'il lui est impossible de s'approprier, de retenir.
Au passé de Yves Saint Laurent vieilli regardant Helmut Berger dans Les damnés (Luchino Visconti, 1969) sur une vieille VHS usée se mêle celui du souvenir de Jacques de Bascher, qui regarde à la télévision Danielle Darrieux souffler "Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas..." à Vittorio de Sica dans Madame de... (Max Ophuls, 1953). Sans doute plus lointainement aussi se diffractent La recherche du temps perdu, Proust écrivant sur un bureau où trônait le portrait de son père et la collection de statues antiques, du Bouddha à la statue grecque, en passant par les camées.
Jean-Luc Lacuve, le 20/10/2014.