2013. Dans
la république de Zubrowka. Une jeune fille va se recueillir devant
le buste d'un auteur, porteuse d'un de ses livres : The Grand Budapest Hotel.
1985. L'auteur de The Grand Budapest Hotel, vieillissant, explique
face caméra que l'inspiration ne vient pas aux écrivains de
façon continue, mais que les sujets leur sont inspirés par l'observation
des événements.
1968. Le jeune auteur est en villégiature au Grand Budapest
Hotel, qui n'est plus que l'ombre de l'établissement prestigieux qu'il
fut. Il est intrigué par un personnage apparemment esseulé,
dont il s'enquiert auprès du concierge, monsieur Jean. Il s'agit, apprend-il,
de M. Zero Moustafa, propriétaire de l'hôtel. Ce dernier constate
la curiosité de l'auteur et l'invite à dîner pour lui
conter son histoire.
Chapitre 1 : Monsieur Gustave
1932. À l'époque de sa splendeur, l'établissement
est un palace sur lequel règne le distingué concierge M. Gustave.
Au milieu de ce microcosme bourdonnant, il veille à ce que les désirs
des hôtes de marque soient satisfaits avant même qu'ils les expriment.
Respecté par les employés, il est également très
prisé par les veuves âgées dont il s'assure la clientèle
fidèle, saison après saison. Il pousse le zèle jusqu'à
se glisser entre les draps des plus vieilles, blondes et riches clientes de
l'hôtel pour rendre leurs séjours inoubliables. C'est ainsi le
cas de Céline von Desgoff und Taxis von Lutz dite plus simplement madame
D. qu'il tente de rassurer le jour de son départ alors qu'elle sent
sa dernière heure venir. Il envoie le jeune lobby boy, Zéro
Moustafa, acheter le cierge souhaité par madame D. non sans lui avoir
fait passer un rapide et concluant entretien d'embauche.
Un mois plus tard, Zéro est heureux et fier de servir sous les ordres de Gustave H. qui pérore sur la politesse et lui prodigue de nombreux conseils. Quand zéro revient avec le journal annonçant la guerre prochaine, il apprend aussi à monsieur Gustave que madame D. est morte. Celui-ci décide sur le champ de se rendre à Lutz lui rendre un dernier hommage.
Chapitre 2 : Madame D.
Le petit train s'ébranle pour Lutz mais, en ce 19 octobre, la frontière est fermée et des soldats vérifient sans ménagement les papiers des voyageurs. Le jeune Zero, immigré, doit descendre du train mais M. Gustave s'y oppose. Il est alors traité brutalement. Heureusement, le capitaine Henkel, dont la mère séjourna au grand hôtel, intervient à propos et fournit même un visa provisoire à Zéro.
M. Gustave est apprécié de Clotilde et Serge X, les serviteurs de madame D. mais pas du tout de la famille, Dmitri et son âme damnée Jopling, qu'irritent au plus au point le legs en sa faveur d'un tableau de la renaissance, Le garçon à la pomme, d'une inestimable valeur. Sachant qu'on ne lui laissera pas emmener le tableau. M. Gustave le dérobe et demande à Serge de l'emballer sans voir que celui-ci y cache une enveloppe mystérieuse. A peine Zero et Gustave ont-ils le temps d'enfermer le tableau dans le coffre que Henkel débarque : Dmitri accuse M. Gustave d'avoir tué sa tante.
Chapitre 3 : Check point 19
M. Gustave est donc emprisonné. Il est mortifié de ne plus avoir de l'Air de panache pour se parfumer. Une pincée de sel dans un potage infect et un service impeccable lui valent la considération de patibulaires détenus chauves ou balafrés. Zéro fait de son mieux pour aider son patron. Grâce à sa fiancée, Agatha, il cache des burins et marteaux miniatures dans les pâtisseries : elles serviront à creuser un tunnel pour s'évader. Les gardiens qui contrôlent les colis des prisonniers en éventrant les victuailles renoncent en effet à leur vigilance, face aux merveilleuses, aux délicates pâtisseries Mendl's, fournisseur attitré du Grand Budapest. Ludwig conduit la rocambolesque évasion.
Chapitre 4 : La société secrète des clés croisées
Une fois évadé, M. Gustave met en branle le club secret des concierges d'Europe. Pour survivre, ils doivent en effet affronter Jopling qui s'en est pris à l'avocat de la famille qui ne réglait pas la succession assez vite. M. Ivan le majordome de l'Excelsior indique aussi à M. Gustave où Serge X. s'est réfugié. Après une course-poursuite à skis, suspendu au bord du vide, M. Gustave est bien prêt d'être assassiné. Zéro le sauve en précipitant Jopling dans le vide.
Chapitre 5 : Seconde lecture du second testament
Du coup, M. Gustave et Zero sont bien décidé à s'enfuir avec Agatha et le tableau. Hélas, Dmitri, devenu général des ZZ, a investi l'hôtel et poursuit Agatha qui s'enfuyait. En s'échappant par la fenêtre, elle laisse accroché le tableau à une balustrade et une déchirure de l'emballage révèle le dernier testament de madame D. M. Gustave est innocenté, il hérite de la fortune de madame D. S'en retournant à Lutz avec Zéro et Agatha, il est pris à parti par un escadron de la mort. En voulant de nouveau protéger Zéro, il est molesté par les soldats et M. Mustafa conclut son récit en disant que M. Gustave fut exécuté et qu'il hérita ensuite de sa fortune.
La chaîne des flashes-back emboîtés, nous ramène de 1932 à nos jours, où une jeune fille lit le roman The Grand Budapest Hotel.
La miniature, l'élégance, le parfum, les références multiples, les cadrages, les couleurs, Wes Anderson propose tout un bric à brac qui permet de tenir à distance la mort et la violence qui rôdent. Le rêve des personnages est d'échapper à l'agressivité, à l'enfermement, à la famille en y répondant par la fantaisie, l'évasion, la famille d'adoption et une certaine grandeur ou grandiloquence. Mais la vie, même aventureuse, est toujours teintée de craintes, de bassesses et de violence. Ne cessant de faire preuve de mouvements pour échapper à la mort et la solitude, celles-ci rejoignent ainsi M. Gustave et Zéro. Celui-ci, fidèle au passé, trouve in extremis un écrivain pour le transmettre. Le passé, dont l'auteur n'est qu'un relais, survivra dans le livre que lit silencieusement la jeune fille de notre époque.
Des espaces vides dans un monde reconstitué
C'est la géographie qui interpelle d'abord avec cette république imaginaire de Zubrowka dont le nom fait penser à la Pologne, démembrée avant 1918, martyre en 1939. La station thermale haut perchée, "à la frontière la plus orientale de l'Europe", lieu de l'action, correspond au Gorlitzer Warenhaus, grand magasin historique construit en 1912 à la frontière entre l'Allemagne, la Pologne et la République tchèque mais qui, sous le trait de l'illustrateur, devient une de ces villes d'eaux d'Europe centrale. Mais, Budapest oblige, c'est surtout à l'Autriche-Hongrie que l'on pense surtout quand surgit sur l'écran une pâtisserie du nom de Mendl ou un journal baptisé le Transalpine Yodel. Dans la première séquence une jeune femme contemple la statue de l'écrivain le plus célèbre du pays. Elle a été inspirée à Anderson par sa rencontre avec le buste de Stefan Zweig, le grand écrivain autrichien, par Félix Schivo au Jardin du Luxembourg. Le château de Lutz a aussi des tapis et des armoiries qui évoquent le blason de l'Autriche.
Pourtant, fine moustache et pelisse noire, Dmitri évoque un personnage de roman russe. L'arrivée des ZZ fait penser aux SS ou à la Gestapo d'autant que le film se déroule chronologiquement six mois avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne. Et que penser de la tâche en forme de carte du Mexique sur le visage d'Agatha ?
L'histoire commence en septembre 1932. C'est un mois après son engagement que Zero ramene le journal où l'on annonce que madame D. est morte la veille. Il file sur le champ et s'expose ainsi, le 19 octobre, à la fermeture de la frontière. Ils rentrent le soir même en ayant volé le tableau. Henckels informe Jopling que le meurtre de Kovacs a lieu le 23 octobre alors que les prisonniers viennent juste de s'évader. Il est patent, qu'en quatre jours, ils n'ont pas eu le temps de faire venir les outils pour se libérer ni de creuser le tunnel. L'épisode en noir et blanc avec les escadrons de la mort nazi qui remplacent les officiers impériaux autrichiens se situe peut-être en 1938, au moment de l'Anschluss.
Les références aux autres arts sont aussi bricolés que la géographie et l'histoire. The Grand Budapest Hotel fait parfois penser au sanatorium Berghof de La Montagne magique, roman que Thomas Mann concluait sur l'irruption de la Grande Guerre chez ses riches clients. Cinq extraits de poésie sont déclamés dans le film sans que l'on en perçoive la provenance. La dédicace à Stefan Zweig lors du générique final relève également plus de l'atmosphère générale que de références précises à ses œuvres. Tout aussi prégnante est a référence à l'école belge de la bande-dessinée. Le duo M. Gustave - Zéro Mustapha réplique celui de Spirou et Fantasio. Zéro est garçon d'étage de l'hôtel, et Spirou est liftier, ce qui n'est pas très éloigné, tous deux portant un uniforme et un calot de couleur franche. Dimitri évoque Olrik de Blake et Mortimer. Et M. Gustave a parfois une houppette à la Tintin alors que Zubrowka, n'est pas sans rappeler la Syldavie, pays imaginé par Hergé pour être le lieu de l'action du Sceptre d'Ottokar.
Zubrowka pourrait aussi être la Tomainia d'Anderson : la consonance de Henckels fait penser au Hynkel du Dictateur de Chaplin. Madame D. est un clin d'il évident à la Madame de... de Max Ophuls et les nazis d'opérette renvoient à ceux de Lubitsch dans To be or not to be avec les ZZ en lieu et place des SS. Les thermes de l'hôtel rappellent le Deep end de Skolimowski alors que les tonalités orange de l'hôtel en 1968 font penser à l'hôtel Overlook de Shining. La poursuite de Kovacs dans le musée évoque celle du professeur Michael Armstrong par Hermann Gromek dans Le rideau déchiré. Wolfgang Kieling et Willem Dafoe conduisent d'ailleurs une même inquiétante moto.
Des faux Klimt se trouvent un peu partout dans l'hôtel et les paysages font penser à Caspar David Friedrich. Le garçon à la pomme signé de Von Hoytl le jeune a été peint par Michael Taylor, un artiste anglais spécialisé dans les portraits auquel il a été demandé de prendre pour modèle un personnage habillé selon les recommandations d'Andersson. M. Gustave, le remplace par une uvre d'Egon Schiele, inventée pour l'occasion. Enfin le sanglier semble inspiré du Solitaire, une autre uvre de Félix Schivo.
Fuir dans tous les espaces
Rien ne semble ainsi être la forme contenante du récit, pas même le cadre : format 1.85 durant l'époque moderne puis un cadre 1.85 plus petit en 1985, un bref cadre 1.37 au moment de l'apparition du Grand Budapest Hotel puis le 2.35 pour l'épisode de 1968 avant de basculer pour longtemps dans le 1.37 pour la première partie des souvenirs. Ce sera ensuite un logique retour au 2.35 pour voir Mustafa pleurer en évoquant le souvenir d'Agatha. Un retour au 1.37 pour la seconde partie des souvenirs avec une partie noir et blanc puis remonté rapide au 2.35 et 1.85 sur lequel s'inscrit le générique avec le danseur tzigane facétieux.
Les plans du film semblent être des boîtes toujours prêtes à révéler un secret, une porte ouverte par laquelle s'enfuir à l'image de Jopling apparaissant soudain en haut d'une montagne pour une course poursuite sur une piste de ski olympique. Même changements de rythme incessants avec ses nombreux plans en plongée, travellings latéraux ou frontaux pour suivre les marches rythmées de M. Gustave à travers l'hôtel ; avec ses choix de couleurs extravagantes : le orange de l'hôtel de 1985 et le rouge de celui de 1932, le rose des pâtisseries Mendl et, paradoxalement, de l'hôtel investi par les ZZ. Conte, romance, fresque, film d'évasion, comédie ou encore drame, le tout rythmé par la musique d'Alexandre Desplat, le film ne cesse de vouloir échapper à la grande histoire. Lorsque Zero se rue pour apporter à M. Gustave un journal titrant "Bientôt la guerre ?", ils ne s'intéressent qu'à une information de second plan, un autre article annonçant la mort de Madame D.
Le majordome par son lyrisme et sa politesse tente de faire entrer dans son monde tous ceux qu'il croise. Son exquise politesse en toute occasion est bien plus qu'un signe de classe ; elle devient une vision du monde. Celle-ci ne lui survivra pas. Mustafa dira même : "Son monde s'était évanoui longtemps avant qu'il n'y entre, mais il en avait entretenu l'illusion pendant un petit moment".
Mustafa trouve in extremis le bon introducteur pour que son histoire, via le récit littéraire, lui survive. Alors que l'hôtel est balayé par le fascisme, le communisme qui lui ôte sa splendeur et le libéralisme qui en fait un objet économique désuet. Ne reste que l'immatériel, le livre... Rien, ou tout.
Jean-Luc Lacuve le 13/03/2013