Phantom thread

Alma, dans son fauteuil au coin du feu, répond aux questions de son visiteur : Reynolds lui a permis de réaliser ses rêves. En échange, elle lui a donné ce dont il avait le plus besoin : toutes les parties d'elle-même. Oui, bien sur, elle vit avec un homme d'une extrême exigence...

-I- Reynolds vit dans sa belle maison de Fitzroy Square à Londres. Il prend un soin méticuleux de sa personne, barbe, cheveux, poils du nez et des oreilles, vêtements impeccables, chaussettes rouges enfilées et souliers méticuleusement cirés; il est prêt. Dehors les couturières arrivent et montent les escaliers baignés de lumière jusqu'à l'atelier de couture. Reynolds les croise et les salue chacune par leur prénom. Le grand couturier descend en effet déjeuner où il retrouve sa sœur, la sévère Cyril et Johanna, mannequin et maîtresse qui ne parvient plus à attirer sur elle l'attention de son amant qui refuse un gâteau trop gras comme il refuse toute tentative de dispute, pour laquelle il n'a pas le temps.

Ce jour est un grand jour : une cliente vient prendre livraison de sa robe. La comtesse Henrietta Harding espère et angoisse durant l'habillage. Reynolds est subjugué par sa magnifique robe de soirée, noire et bordeaux, à grande traîne. Les quelques mouvements qu'elle fait devant lui les assurent définitivement de la beauté de cette robe qui, dit-elle, lui donnera la force dont elle a besoin.

C'est Cyril, la sœur de Reynolds qui assiste en spectatrice à la grande cérémonie aristocratique où la comtesse étrenne sa robe de soirée. Elle rejoint ensuite Reynolds dans le restaurant où ils ont leur habitude. «Que vas-tu faire de Johanna? Elle devient grasse en attendant que tu retombes amoureux», constate Cyril qui propose de la renvoyer avec une robe. Reynolds, un peu triste, convient néanmoins de la pertinence de la proposition. Puis, il lui parle de leur mère. Il est certain qu'elle veille sur eux depuis le paradis et s'émerveille sans doute de la robe que portait ce soir la comtesse. Cyril approuve et conseille à son frère de se rendre dans leur résidence secondaire sur la côte Est du pays.

-II- Après une halte à la station service pour faire le plein de sa Bristol 404, Reynolds arrive juste pour le petit-déjeuner qu'il prend dans un hôtel. Il y rencontre Alma qui trébuche à sa vue. Il lui commande croûte au fromage (welsh rabbit) avec un œuf pas trop coulant, du bacon, des skones, de la crème, de la confiture mais pas à la fraise et des saucisses. En guise de défi, il garde la page de son carnet de commande et lui demande si elle se souviendra de tout. Dans un sourire, elle répond par l'affirmative. Au retour de la commande, parfaite, il lui demande si elle veut bien déjeuner avec lui. Alma répond oui et lui glisse une autre page du carnet où elle a inscrit son prénom pour "le garçon au gros appétit".

Le soir, Reynolds invite ainsi Alma dans un restaurant chic où ils partagent un goût commun pour la crème anglaise. Au volant de sa Bristol, Reynolds fonce dans des chemins de campagne pour conduire Alma chez lui. Il lui reproche de ne pas avoir de photo de sa mère sur elle. Puis il lui demande de lui rendre un service ; ce qu'Alma accepte. Iils montent alors dans l'atelier où Reynolds lui fait essayer une robe dont il vient de terminer le patron. Cyril surgit alors, et découvre sans plaisir la nouvelle muse de son frère. Elle tente de retrouver les composantes de son parfum et se résigne à noter ses mensurations que Reynolds prend avec délectation. Il note qu'elle n'a pas de poitrine. Il est fier de pouvoir lui en donner par ses robes.

Le matin tout deux se promènent la main dans la main sur les falaises. Il lui dit l'avoir toujours attendue. Elle lui demande prendre soin d'elle.

Alma, dans la splendide robe bordeaux que Reynolds lui a confectionnée, dîne avec lui dans un restaurant. Reynolds conduit Alma chez lui et lui désigne la chambre qu'elle va occuper à côté de la sienne. Souvent, ils se lèvent tôt pour d'interminables séances de travail.

- III - Au petit déjeuner, Cyril annonce à Reynolds qu'il va devoir assister au mariage de Barbara Rose, ce qui lui déplait profondément. Celle-ci est déjà presque saoule lorsqu'elle vient essayer sa belle robe verte de remariage. Mais le mariage est catastrophique. Les journalistes se moquent de ce mariage de raison entre riches et Barbara boit tant qu'elle s'évanouit. Sous l'impulsion d'Alma, qui ne supporte pas de voir maltraitée la robe, Reynolds exige de la récupérer et Alma déshabille Barbara, saoule, sur son lit.

Lors d'un essayage Alma déclare ne pas aimer le tissus de sa robe. Reynolds la rudoie en lui déclarant qu'elle a mauvais goût. Alma réplique que c'est le sien sans obtenir l'assentiment de Reynolds.

Dans une séance de photographies, Alma est magnifiée dans ses robes alors que Reynolds, contraint au rôle de Pygmalion adorant sa muse, souffre. Il souffre plus encore lors du défilé de mode où Alma virevolte sous son regard approbateur. Apres le défilé, Reynolds est éreinté et Alma profite de son abandon pour le soigner. Mais un matin, Reynolds constate qu'Alma lui a apporté son thé en retard. Il redevient fermé sur lui-même et son travail.

Et ce d'autant plus que Mona Braganza, la princesse belge, vient commander sa sa robe de mariée. Alma souffre d'être réduite au rang de simple couturière, pas même saluée par la princesse. Elle vient ainsi lui faire ses compliments en lui indiquant qu'elle vit dans cette maison.

Alma décide alors de faire une surprise à Reynolds et demande à Cyril de quitter la maison pour la soirée. Lorsque Reynolds revient, elle lui sert des asperges au beurre sachant qu'il les préfère à l'huile. Furieux, il lui déclare qu'elle peut partir si elle le désire.

- IV - Alma se rend dans la campagne et remmène des champignons vénéneux qu'elle verse à petites doses dans son thé. Le matin à la veille de la livraison de la robe de mariée, Reynolds se sent mal et chute sur la robe devant l'assemblée des couturières. La robe doit être réparée pour le lendemain. Alma veille sur Reynolds mais Cyril exige qu'un médecin vienne ausculter son frère. Alma doit accepter. Mais quand le docteur Hardy arrive, saluant Alma comme Mrs Woodcock, Reynolds le repousse.

Le matin, presque guéri, Reynolds découvre Alma endormie sur le canapé au pied de la robe. Il la demande en mariage. Elle feint l'hésitation puis accepte. Le mariage se déroule dans la plus stricte intimité avec Cyril et deux amis.

Le voyage de noce dans les Alpes révèle à Reynolds des comportements qui l'irritent chez Alma : elle fait du bruit en mangeant au petit-déjeuner ; elle court les randonnées alors qu'il est plus contemplatif.

Dans une réception à Lobdres, ils retrouvent le docteur Hardy qui n'est pas insensible au charme d'Alma et l'invite à la prochaine fête du 1er de l'an. Or, ce 31 décembre, Reynolds n'a pas envie de sortir. Alma le plante et s'en va seule. Jaloux, Reynolds la rejoint et la voit s'amuser au milieu de la foule et décompter le nouvel an sans lui. Furieux, il la ramène chez eux.

Lady Baltimore vient essayer une nouvelle robe. Mais Reynolds est mécontent : Lady Henrietta ne s'habille plus chez lui. D'ailleurs, il est mécontent de tout et vient s'en plaindre à Cyril. Il a fait une terrible bêtise en épousant Alma : depuis il a l'impression de n'être plus maître de rien. Alma écoute la conversation mais se fait doucement renvoyer par Cyril. Reynolds ne supporte plus cette exquise politesse dans le duel entre les deux femmes. Il respire "une odeur de mort" dans sa maison.

- V - Au diner, Alma prépare une omelette aux champignons vénéneux devant Reynolds. Celui-ci accepte de la manger. Ainsi vont-ils retrouver une complicité amoureuse, un terrible mal qui leur permettra de reconstruire leur amour. Reynolds préfère qu'Alma prévienne le docteur Hardy en cas de complications et Alma l'accepte. C'est ainsi à lui, qu'assise au coin du feu, Alma termine de raconter sa vie.

Puis Alma rejoint Reynolds convalescent. Elle imagine avec lui les images de la poussette qu'elle conduira bientôt et qu'elle confiera à Cyril, complice, pour accompagner Reynolds dans une reception. Car bientôt aussi tous leurs amis viendront les voir. Cela satisfait Reynolds qui déclare avoir de nouveau faim.

Après un court prologue où Alma fait face à un interlocuteur mystérieux, le film se compose de cinq parties (voir notre découpage plus haut) : La vie de Reynolds avant la rencontre avec Alma ; la rencontre avec celle-ci sur la côte est du pays et les premières journées à Londres idylliques ; Alma échouant dans ses tentatives d'extraire Reynolds de sa vie trop bien réglée ; ce qui aboutit, quatrième partie, à sa prise de pouvoir sur lui en l'empoisonnant, et le rendant jaloux après le mariage avant qu'une cinquième partie les voit décider à s'unir dans une relation éminemment plus personnelle que le mariage. Le sujet principal du film est en effet celui de la construction d'une relation amoureuse qui brise le fil fantôme qui reliait Reynolds à sa mère et, partant, son intérêt exclusif pour son métier.

La mise en scène, extraordinaire dans chacun de ses plans, magnifie le cérémonial dont Reynolds s'est entouré pour se protéger avec l'aide efficace de sa sœur. La mise en scène saisie aussi l'exquise douceur d'Alma et sa détermination inflexible à tout entreprendre pour faire lâcher prise à celui qu'elle aime afin qu'il la regarde enfin.

Un drame sentimental cerné par la névrose

Phantom thread n'est pas un film noir où il s'agit de prendre en considération les agissements plus ou moins moraux d'une femme qui empoisonne celui qu'elle aime pour l'affaiblir et en faire un malade à sa merci. Certes un peu de suspens existe, lorsque Cyril convoque le docteur Hardy, suspectant les agissements d'Alma. Mais au pire, Alma aurait été renvoyée.

Cyril c'est un peu la terrible Mrs. Danvers de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) n'acceptant pas la nouvelle Mrs De Winter qu'elle ne trouve pas à la hauteur de l'ancienne. Si ce n'est, qu'ici, l'ancienne Mrs Woodcock, c'est la mère qui a profondément marqué son fils. Cyril qui sait pouvoir dominer son frère, l'envoie d'ailleurs à la campagne quand elle sent qu'il redevient l'enfant fragile qui a besoin de sa mère. Cyril suspectant dès sa première rencontre avec Alma le danger potentiel qu'elle représente cherche à la réduire à une somme de qualités; chacune des composantes de son parfum, ses mensurations qu'elle les note une à une dans le carnet. Alma, se sentant emprisonnée, découragée, s'affaisse avant que Reynolds lui demande de redevenir droite. Cyril veille ensuite sur le cérémonial des journées à commencer par le petit déjeuner où aucun mouvement et aucun bruit ne doit venir troubler l'ordonnancement.

Reynolds vénère sa mère qui lui a appris son métier et dont, scène traumatique, il a confectionné la robe de mariée pour ses secondes noces. Lors de son intoxication, c'est l'image de sa mère qui lui apparaît, comme un spectre dans sa robe blanche, avant qu'Alma ne pénètre dans la pièce. Reynolds a cousu une mèche de cheveux dans le revers de sa veste et porte toujours sur lui la photographie. Il existe donc un fil fantôme qui relie Reynolds à sa mère et l'empêche d'être disponible pour qui que soit d'autre.

Alma desserre un temps ce fil fantôme qui unit Reynolds à sa mère et à sa sœur et à leur maison mais celui-ci revient toujours en dépit de ses efforts. Exquise fragilité d'Alma, sans passé, émigrée de l'est ou du nord, qui trébuche à leur première rencontre, dépouille la maison de ses habitants, et cherche dans les sous-bois une recette miracle à l'amour.

Alma tente tout pour trouver sa place dans la relation qui la lie à un être qui n'a besoin que de son travail pour exister. Elle décide de rompre le fil qui ne ferait d'elle qu'une muse passagère. Elle tente tout et plusieurs fois : elle essaie d'être plus professionnelle encore que lui (longue séance de pose, séance de photos, récupération de la robe de Barbara Rose, tenue virevoltante et élégante dans le défilé de mode). Elle tente de perturber les habitudes de reynolds : fait du bruit au petit-déjeuner, éloigne un soir Cyril et les ouvrières et va même, sacrilège, par accommoder les asperges avec du beurre plutôt que de l'huile. Après cet échec, il lui reste l'intoxication aux champignons qu'elle commet une fois pour obtenir le mariage puis, une seconde fois, pour une relation de soumission consentie où chacun reconnait qu'il a besoin de l'autre. Reynolds, s'il n'est plus en âge d'être un petit enfant de nouveau veillé par sa mère, a besoin d'une part d'enfance. C'est ce, qu'à sa manière, Alma lui apporte jusque dans la régression dans la maladie pour être de nouveau disponible au grand appétit.

Des rituels magnifiés pour être mieux brisés

Le fil fantome de la couture qui relie au passé

L'aube d'une délivrance possible

Le petit déjeuner inaugural est à l'image de la relation du couple. Il commence par la faiblesse d'Alma qui trébuche à la vue de Reynolds; le duel qu'il domine d'abord en la mettant au défi de lui apporter sans note le sa commande pantagruélique et la victoire finale d'Alma qui a repéré en lui "le garçon au gros appétit". Les relations qu'ils ont avec la nourriture ponctuent l'ensemble du film : d'abord avec le rituel du petit-déjeuner qu'il ne faut pas troubler, le diner avec la crème anglaise, le diner avec les asperges au beure et, bien entendu les deux séquences d'empoisonnement.

La mise en scène accentue le lyrisme de chaque cérémonial, le travail de la mode (les essayages, le défilié, les photos, les séances de pose) et les scènes de petit-déjeuner comme pour mieux en montrer la prison toute à la fois magnifique et fatale dans laquelle Reynolds s'enferme. Ainsi l'entrée des couturières montant le grand escalier pendant qu'il le descend pour prendre le petit-déjeuner au son d'une musique allègre de piano.

La fin sonne comme une libération. Certes les images d'un futur heureux sont hypothétiques mais ces images fantasmées avec Reynolds ont pris la place de l'apparition fantomatique qui le reliait au passé.

Jean-Luc Lacuve, le 11 mars 2018.