Ce tableau, signé en haut à droite, "G". De la Tour..."est l'un de ceux qui ont contribué à la redécouverte de Georges de la Tour par Hermann Voss en 1915, en le rapprochant du Reniement de Saint-Pierre de Nantes et du Nouveau-né de Rennes. Dans le catalogue de 1846, l'oeuvre a même été attribuée à Rembrandt.
Un enfant et un vieillard sont séparés par une table. Sur la table, un chandelier de cuivre porte des ciseaux à moucher ou mouchettes, destinés à couper la chandelle et munis d'une petite case qui recueille la mèche carbonisée. L'ombre des ciseaux est nettement dessinée sur la droite. L'enfant surgit de la nuit. Il se tient debout, la main gauche ouverte vers le ciel dans un geste d'une grâce exceptionnelle. Son bras droit est tendu vers le vieillard mais sa main ne le touche pas encore tout à fait. On ne sait si c'est un garçon ou une fille. Il est vêtu d'une longue tunique, bordée au cou d'un riche galon et resserrée par une très belle ceinture. Son bras tendu cache la flamme de la chandelle.
Le vieillard, accoudé à la table, la tête dans la main droite, s'est endormi, un livre ouvert sur les genoux. Il porte une longue robe brune coupée sur la poitrine par une ceinture rouge. Sa main gauche semble encore feuilleter le livre dont une page se soulève comme si elle allait tourner d'elle-même.
Le sujet reste mystérieux. Est-il profane ou sacré ? Dans le premier cas, on a évoqué "un vieillard endormi, réveillé par une jeune fille" ou "un vieillard malade endormi par l'hypnose". Dans le second cas, les interprétations bibliques sont nombreuses. S'agit-il de "Samuel devant Elie" ? Mais pourquoi un livre devant Elie aveugle ? N'est-ce pas plutôt "Saint Mathieu recevant l'Evangile" ? Mais où sont la plume et l'encrier ? Ou peut-être "Saint Pierre délivré par un ange'' ? Il n'a pas vraiment l'air en prison... L'interprétation retenue aujourd'hui est celle de l’apparition de l’ange à Joseph. Trois fois en songe, Joseph a reçu la visite d'un ange qui lui ordonne, la première fois, d'épouser Marie, la deuxième de fuir en Egypte, et la troisième, de revenir dans son pays, après la mort d'Hérode... Mais on n'a pas souvent représenté Joseph lisant...
Lles personnages occupent tout l'espace du tableau. Ils sont cadrés à mi-cuisse et "coupés" sur les côtés, élargissant l'espace du tableau vers un "ailleurs" d'où vient peut-être l'ange mais dans lequel est compris aussi le spectateur. Les personnages sont reliés par deux lignes parallèles dans la partie supérieure : celle des regards et celle du bras droit de l'ange. Sur le fond sombre et vide se détachent la belle arabesque de la main et la ligne verticale du chandelier. Le visage de saint Joseph est traité avec un grand réalisme. Les rides du front, des paupières, du cou sont comme pétries de toute son humanité. Sa barbe mousseuse est peinte avec le plus grand soin. Il contraste avec le profil pur, élégant et presque lisse de l'ange lumière.
Symbole de la lumière divine, que l'on ne peut regarder en face, la flamme de la chandelle est cachée derrière la manche de l'enfant, en contre-jour. Georges de la Tour a emprunté ce procédé au peintre néerlandais Honthorst mais il en travaille toute la profonde signification religieuse. Cette lumière nous est "révélée" par le visage rayonnant et pur de l'ange dont elle semble émaner. Il n'a pas besoin d'ailes pour être un ange et la lumière coule le long de la ceinture brodée, pour glisser, caresser le bord des vêtements, de la main, réapparaître entre les doigts qui effleurent l'homme endormi dans la pénombre. Dans son sommeil paisible, il est dans l'acceptation, prêt à être réveillé, "éclairé". Le travail du peintre ne rend pas ce chemin de lumière de manière réaliste : il n'y a pas d'ombre de la main de l'ange et le visage du vieillard devrait être violemment éclairé et déformé par la lumière de la flamme. Les couleurs, infiniment nuancées et chaudes sont celles du feu, comme dans tous les "nocturnes" : le noir de la nuit, les marrons, les beiges, les ocres, les orangés des zones de "passage", relevés par des touches de rouge sur le vêtement de l'enfant et la ceinture de Joseph, le jaune de plus en plus clair de la lumière qui illumine le doux visage et danse dans la ceinture, approchant vers la pointe de la flamme d'un presque blanc dont l'éclat se reflète dans l'oeil de l'ange et sur le nez de Joseph. Le thème de la chandelle rapproche aussi ce tableau des Vanités, tableaux de méditation sur l'instant, l'éphémère, le temps, la mort. Dans la flamme d’une chandelle, Bachelard compare la chandelle qui brûle et s'éteint à un « sablier qui s'écoule vers le haut » (le sablier : autre objet caractéristique des Vanités). Et Bachelard ajoute : « Quel est le plus grand sujet du verbe s'éteindre ? La vie ou la chandelle ?... Et la flamme meurt bien : elle meurt en s'endormant..» Saisis dans un instant éphémère ou un moment d'éternité, les personnages sont immobiles, en eux-mêmes. Et le spectateur se tait aussi, comme si Georges de La Tour avait réussi, là, à peindre le silence.
Source : Musée des Beaux-arts de Nantes